Retour sur le film Sinners de Ryan Coogler, succès surprise du printemps aux Etats-Unis
Au programme de cet épisode 12 ? Une première : un long entretien avec Nathan Reneaud autour de son livre Black Pop et du film Sinners. Une virée dans le Mississippi du blues + une playlist sur mesure
De sang et de blues
Cette semaine, un épisode un peu particulier de Côte à Côte. On reçoit Nathan Reneaud, enseignant à Bordeaux, journaliste et critique de cinéma (pour Études, Slate, Rockyrama, Carbone ou La Septième Obsession), passionné de musique, qui vient de publier Black Pop, douze âmes de l’Amérique noire chez Façonnage Éditions, un essai que nous avons adoré et dont nous cherchions l’occasion de parler depuis quelque temps.
À travers douze figures de la culture afro-américaine moderne — des musiciens comme Aretha Franklin, Nina Simone, Stevie Wonder, Marvin Gaye, Prince, Michael Jackson, Tupac Shakur ; le cinéaste Bill Gunn ; l’actrice Whoopi Goldberg ; la présentatrice télé Oprah Winfrey ; le basketteur Michael Jordan ; et même un personnage fictionnel : Luke Cage — Nathan Reneaud y déploie une réflexion très originale sur les liens entre sacré et profane.
Il voit dans l’art de ces douze apôtres pop un message libérateur et révolutionnaire qu’il convient d’analyser en exégète, « une soul culture prêchant la bonne nouvelle déjà annoncée par les chants du gospel : la souffrance se renversera en puissance, l’oppression en libération », selon ses propres mots. Remarquablement documenté, Black Pop est une plongée dans les eaux profondes et denses d’une culture dont les subtilités peuvent échapper aux néophytes — et même en connaissant un peu le sujet, on a appris mille choses au gré de cette lecture.
Pour accompagner ce livre, on avait envie de discuter avec lui d’un film qui entre en résonance directe avec son travail, Sinners de Ryan Coogler, sur lequel il prépare d’ailleurs un texte long format pour le site Travellings. Une surprise du box-office américain, traversée par le blues, le vampirisme et les questions que soulève Black Pop.
Ci-dessous, une version texte retravaillée de l’entretien, que vous pouvez aussi voir en intégralité ici :
Côte à Côte : Comment t’est venue l’envie d’écrire Black Pop ?
Nathan Reneaud : D’un amour profond pour la soul music — la musique de l’âme, si l’on traduit littéralement. Mon père en écoutait beaucoup quand j’étais petit — Stevie Wonder surtout. Il fut aussi, pendant plusieurs années, Témoin de Jéhovah, ce qui fait que j’ai été initié très jeune à une certaine forme d’hétérodoxie chrétienne — je m’en serais bien passé, évidemment. À l’âge adulte, en réécoutant cette musique, j’ai commencé à m’intéresser à ce qu’il y avait derrière : l’histoire, le contexte sociologique, le mouvement pour les droits civiques… C’est-à-dire : qu’est-ce que ça implique Marvin Gaye qui chante What's going on? Ou Stevie Wonder qui chante Higher Ground ? Ou Aretha Franklin qui chante Amazing Grace… A partir de là, ce qui m’intéressait n’était pas d’écrire un livre de musicologie — je ne suis pas musicologue — mais de proposer un récit. Quelque chose qui relierait ces figures entre elles et montrerait ce que la pop culture noire dit de la quête de libération de l’Amérique noire.
Tu cites Pacôme Thiellement, dont on a déjà parlé ici, parmi tes influences ?
La fréquentation de son travail a en effet été essentielle pour moi. Je me sens proche de son approche exégétique : considérer les œuvres pop comme des textes sacrés. C’est notamment ce qu’il a fait avec Twin Peaks, avec les Beatles, avec Frank Zappa, etc. À ma manière, j’ai voulu écrire un Évangile pop. Je pourrais aussi citer les travaux de Mark Alizart notamment sa Pop Théologie, où il part du sacré pour aller vers le « pop ». Enfin, je me suis inspiré du travail d’un penseur décolonial franco-américain, Norman Ajari, notamment sa réflexion sur la “noirceur” — une traduction de blackness. Il s’agit de dire : cette expérience noire-là, afrodescendante, ancrée dans une histoire de souffrance mais aussi de puissance, mérite son propre vocabulaire. Elle n’a pas besoin d’être diluée.
Pacôme Thiellement a beaucoup travaillé sur la figure du christ révolutionnaire, du christianisme dit « gnostique » ou des « Sans-Rois ». Est-ce que ça rejoint la « Black pop » que tu étudies ?
Complètement. Je crois au Christ des origines, au Christ des pauvres, des persécutés. J’en parle avec beaucoup de modestie, parce que je n’ai pas l’appareil théorique pour faire une analyse gnostique poussée. Mais je suis persuadé que la soul est une musique gnostique : elle parle d’âme sœur, de fraternité, de soin (healing). C’est une musique de l’intérieur, une spiritualité vivante. Il faudrait un jour que Pacôme consacre un livre à ce lien entre soul et gnose. Lui, il en est capable ! (rires) Il l’a déjà effleuré — sur Otis Redding, sur Donny Hathaway. Moi, j’ai fait un pas dans cette direction, mais lui pourrait aller beaucoup plus loin.
Pourquoi avoir choisi exactement douze figures, qui s’étendent des années 60 à nos jours ?
Je ne voulais ni ne pouvais être exhaustif. Douze, c’est une contrainte féconde. C’est symbolique aussi : les douze apôtres, les douze tonalités musicales. Ça me donnait une structure pour construire ce que j’appelle une « théologie de la pop culture noire », en lien avec ce qu’on appelle la « théologie de la libération » — un courant très important, notamment aux États-Unis mais aussi en Asie, en Amérique latine. Cette théologie se fait une conception éminemment socio-politique de la divinité : elle est un compagnon de lutte !
Tu dis que ton approche est personnelle, mais aussi guidée par des logiques symboliques. Comment as-tu sélectionné les douze figures ?
C’est venu en deux temps. D’abord, il y a mes goûts, très personnels : Stevie Wonder, Marvin Gaye, Prince, Michael Jackson, Nina Simone… Leur musique me bouleverse. Et ensuite, j’ai vu apparaître une trame narrative, presque biblique. J’appelle ça dans le livre un « scénario christique ». C’est l’idée d’un personnage qui délivre un message révolutionnaire — que « les derniers seront les premiers », que la « Bonne nouvelle » concerne en premier lieu les opprimés — et qui, inévitablement, est trahi, crucifié, ou récupéré. Prenons Tupac : il est littéralement crucifié sur la pochette de The Don Killuminati: The 7 Day Theory. Ou Nina Simone, dont le chewing-gum est conservé comme une relique sacrée par Warren Ellis (musicien australien proche de Nick Cave). Ces figures-là ont quelque chose de prophétique, de sacrée. Je ne pouvais pas ne pas les intégrer.
Tu n’évoques pas que des artistes mais aussi des figures pop ou même fictive comme Michael Jordan, Luke Cage, Blacula, ou Oprah Winfrey.
Oui, parce qu’il ne s’agit pas seulement de musique. Black Pop, c’est aussi une réflexion sur la télévision, le comics, le cinéma. Oprah, c’est une figure spirituelle à sa manière : elle s’adresse aux blessés de l’Amérique. Et Luke Cage, un super-héros noir invulnérable à l’époque de Black Lives Matter, c’est une réponse culturelle à la violence systémique. Tous ces personnages incarnent quelque chose d’essentiel dans le récit afro-américain.
Parlons justement de Sinners, une fiction qui aurait pu être un chapitre de Black Pop. Il a été une surprise du box-office américain, mais reste peu commenté en France. Qu’est-ce que tu en as pensé ?
Je l’ai vu trois fois ! La première fois, j’y suis allé à reculons, j’avais un peu peur. J’aime beaucoup Coogler dans Fruitvale Station ou Creed, mais Black Panther, même si je respecte son importance, me parle moins. Finalement, Sinners m’a saisi. C’est un film profondément musical, traversé par le blues, le vaudou, les églises noires… Et dès la première scène, je me suis dit : « OK, ce film parle directement de ce que j’ai écrit. »
Tu veux dire par sa structure ? Son atmosphère ? Son propos ?
Par tout ça à la fois, oui. L’ouverture dans une Black Church, le conflit entre un jeune bluesman et son père pasteur, l’anathème jeté par la communauté religieuse sur la musique profane… C’est très parlant. On retrouve ce (faux) clivage que j’analyse dans Black Pop : entre le sacré et le profane, entre le gospel et le blues, entre Dieu et le diable. Je pense que Sinners dit plusieurs choses, et d’abord ceci : le blues, c’est la musique fondamentale. Le premier genre musical proprement américain. Avant lui, on importait des musiques européennes. Le gospel, évidemment, est là aussi — mais du côté sacré. Le blues, lui, vient du versant profane. Il descend en ligne directe des work songs, ces chants de travail issus des plantations, des champs de coton. Et c’est le blues qui va enfanter tout le reste : le jazz, le R'n'B, le rock, la soul, le funk…
On jouait le blues dans les juke-joints, des clubs réservés aux noirs, auxquels Ryan Coogler rend un hommage vibrant.
Après une journée de labeur harassant, les gens venaient y danser, boire, chanter. C’est là que le blues vivait. Pas dans les studios, mais dans ces temples de la chair. Et Sinners filme ça magnifiquement. On est dans l’héritage de La Couleur pourpre, ce film de Spielberg adapté d’Alice Walker, où une chanteuse de blues doit affronter un père pasteur qui réprouve sa musique. Il y a là une tension entre le sacré et le profane, que Spielberg essaie de réconcilier magnifiquement à la fin — comme Coogler, d’ailleurs. Dans la scène post-générique de Sinners, Miles Caton chante This Little Light of Mine, un traditionnel gospel, mais à la manière blues. C’est un moment-clé : il réconcilie son amour pour le blues avec l’héritage spirituel transmis par son père. Il récite même, de mémoire, un passage de La Première épître aux Corinthiens. Le texte sacré devient oralité, devient musique. Et ça bouleverse.
On retrouve par ailleurs dans Sinners la figure du « crossroads », le carrefour, si importante dans le blues.
Oui, Sinners est un film au croisement de plusieurs influences musicales, religieuses, sociales, spirituelles, esthétiques. Or le « crossroad » renvoie directement à Robert Johnson, légende du blues, dont on dit qu’il aurait vendu son âme au diable à un carrefour pour devenir un virtuose. Cette mythologie est au cœur du film, même si elle n’est jamais explicitement nommée.
Pour les lecteurs qui ne connaissent pas Robert Johnson, tu peux rappeler de qui il s’agit ?
C’est une figure tutélaire du blues. Au départ, un musicien considéré comme médiocre, qui revient un jour transformé, incroyablement inspiré. La légende raconte qu’il aurait rencontré le diable à un croisement de routes et lui aurait vendu son âme contre le don du blues. C’est une relecture afro-américaine de Faust. Il a composé quelques morceaux magnifiques, et il est mort à 27 ans, comme tant de jeunes artistes géniaux : Kurt Cobain, Jim Morrison, Janis Joplin, Amy Winehouse, etc. Dans Sinners, il y a comme l’écho de ses morceaux — notamment Me and the Devil Blues et Cross Road Blues, que j’ai inclus dans la playlist que j’ai faite autour de Sinners. Et ce n’est pas un hasard si le film se déroule à Clarksdale, Mississippi : c’est la ville où la légende de Robert Johnson est censée s’être déroulée.
AVERTISSEMENT : Si vous ne souhaitez pas être spoilé, il est conseillé d’arrêter la lecture à partir d’ici, avant d’avoir vu le film, et d’aller directement à l’article suivant, l’histoire détaillée de Robert Johnson, ci-dessous.
Revenons sur la scène où le club s’embrase, lorsque le jeune bluesman se met à jouer. On y bascule dans une autre dimension. Que raconte-t-elle pour toi ?
C’est une scène de transe, de communion, de feu. C’est le cœur du film. Musicalement, visuellement, symboliquement. C’est aussi une célébration de la noirceur. Pas la noirceur comme absence de lumière, mais comme héritage. Comme mémoire. Dans cette scène, toutes les couches se superposent : le blues, le rock, le hip-hop, la mémoire des ancêtres… Et on entend cette phrase de l’acteur Delroy Lindo : « On nous a imposé une religion, mais le blues, c’est notre création. » C’est notre lien à ceux qui nous ont précédés. Notre théologie à nous. C’est ce que Norman Ajari appelle, dans son Manifeste afro-décolonial, la « réalité augmentée de la noirceur ». La noirceur comme subjectivité historico-spirituelle, forgée par l’oppression, la déportation, l’esclavage, les lynchages, les violences policières. Une noirceur qui n’est pas simplement une couleur de peau, mais un rapport au temps, au monde, à la transcendance. Et Sinners le montre très bien. On ne reste pas dans un temps figé — celui de Clarksdale en 1932. On a un DJ aux platines. On a des ancêtres qui apparaissent. Il y a dans le même lieu le présente, le passé et le futur. Tout se croise. Ce n’est pas juste une reconstitution historique, c’est une forme d’afro-futurisme mystique.
Il faut qu’on parle maintenant du basculement fantastique dans le film, ce moment où Sinners passe de chronique sociale à film de vampires. C’est là que, moi, j’ai été complètement embarqué. Tu t’attendais à ça ?
Pas du tout. Au début, je pensais que ça allait être un film de blues, de retour aux sources. Et puis d’un coup, on plonge dans le mythe. Et ce que j’ai trouvé passionnant, c’est la façon dont le vampirisme est utilisé non pas comme gadget de genre, mais comme métaphore politique. Parce que dans la tradition des black horror movies, ou l’afro-vampirisme — je pense à Blacula, à Ganja & Hess dont je parle dans mon livre — le vampire est une figure du commerce triangulaire, de l’esclavage, de la rupture de filiation, de l’effacement de l’africanité des personnages.
Mais dans Sinners, c’est autre chose non ?
Tout à fait. Ryan Coogler utilise le vampire comme une forme de cannibalisation de la culture noire. Une sorte d’appropriation culturelle, pourrait-on dire. Non pas le racisme frontal du KKK ou des suprémacistes blanc, mais la récupération plus insidieuse d’un capitalisme « intégrateur » qui finit par dissoudre ce qu’il intègre.
Un peu comme dans Get Out de Jordan Peele, où les « méchants » sont des blancs soi-disant progressistes ?
Exactement. Cette bienveillance apparente, cette adoration un peu embarrassante de la culture noire, c’est une forme de vampirisme. C’est une dévoration qui ne dit pas son nom. Dans Sinners, c’est incarné par ce vampire irlandais, personnage très intéressant : un colonisé devenu colon. Il est fasciné par la musique noire parce qu’il y voit un moyen de renouer avec ses propres racines. Mais ce qu’il fait, c’est l’absorber, la transformer en capital symbolique — et, plus littéralement, en vie éternelle.
On notera que les deux films, celui de Jordan Peele et de Ryan Coogler, sont sortis au tout début d’un mandat de Trump. Conceptualisés et produits sous une administration démocrate, ils préfigurent le racisme débridé de l’administration suivante…
Parce que le racisme n’a jamais disparu. C’était une illusion de l’ère Obama, dite « post-raciale », mais la société américaine est restée très profondément travaillée par le racisme, l’esclavagisme, la ségrégation, la guerre civile… Elle a fait des progrès, mais les démons sont toujours là, plus ou moins tapis.
Le film joue remarquablement sur l’ambiguïté du vampire : il fait peur, mais « il a ses raisons », comme dirait Jean Renoir.
Il n’est pas caricatural effectivement. Son projet de vie — l’immortalité, l’unité, la fusion — peut séduire. Ce personnage, joué par Jack O’Connell, est fascinant. Il est irlandais, fraîchement immigré, catholique. À l’époque — on est dans les années 1930 — les Irlandais ne sont pas encore pleinement intégrés à la blanchité américaine. Ce sont d’anciens colonisés, eux aussi. Ils ont été dominés par l’Empire britannique. Et ce vampire, il vient puiser dans la musique noire pour retrouver un lien avec ses propres ancêtres. Il veut communier avec cette noirceur. Mais dans ce processus, il la vampirise. Il la consomme, la digère, la détourne.
C’est un sous-texte très riche.
Oui, et il a été documenté. Il y a un livre qui s’appelle How the Irish Became White qui montre comment certains groupes dominés ont gagné leur place dans la blanchité en se désolidarisant des Noirs. Ce vampire irlandais, c’est exactement ça : une figure de transition, qui aspire à la fusion, à l’éternité, mais au prix d’une dépossession. Et le film ne le diabolise pas complètement. Il est charismatique. Son projet est utopique : abolir les races, vivre ensemble, éternellement. Mais ce qu’il propose, en réalité, c’est une dissolution. Et c’est ça qui rend Sinners passionnant : ce n’est pas un film manichéen.
Et ce tiraillement-là, Coogler le projette sur ses deux personnages principaux, incarnés par Michael B. Jordan, son acteur fétiche. Deux frères jumeaux, mais en fait deux pôles de lui-même. L’un est pur, lumineux, fidèle à ses racines. L’autre a été mordu, vampirisé, et finit par accepter cette transformation. Il l’embrasse. Il dit en somme : « Rejoins-nous, c’est mieux ici. Tu ne souffriras plus. » C’est très fort symboliquement. C’est le Coogler de Fruitvale Station qui parle à celui de Black Panther. L’un veut rester libre, quitte à mourir au soleil. L’autre veut survivre dans le système.
Avec Sinners, Coogler revient à un scénario original, dans les deux sens du terme. Depuis Creed, Coogler travaillait sur commande. Là, il retrouve sa voix. Et elle est plus grave. Plus douloureuse aussi. Là où Black Panther portait un message d’afro-optimisme, Sinners, c’est l’inverse. C’est un film d’afro-pessimisme mystique. Il dit : peut-être qu’on ne peut pas s’intégrer sans se perdre. Mais il dit aussi : on peut choisir de ne pas se vendre. De mourir libre.
Et la dimension économique est omniprésente dans le film, avec les différentes monnaies : les dollars que convoitent les jumeaux de Chicago, la monnaie des plantations qui est comme une monnaie de singe, l’or des vampires…
Sinners parle de capitalisme racial. D’un pouvoir qui laisse croire à l’autonomie noire, mais qui finit toujours par déposséder. C’est un film qui, en creux, évoque Tulsa, le massacre de Greenwood et cette histoire manquante du cinéma américain.
Il y a un autre aspect de Sinners dont on n’a pas encore parlé, et qui fait aussi partie intégrante de ton livre : c’est la sexualité. Le film est traversé de scènes très sensuelles, et franchement, c’est rare de voir ça dans un film grand public.
C’est même extrêmement rare. Voir des scènes de sexe avec des personnages noirs, dans une esthétique qui ne soit ni racoleuse, ni moralisatrice, ni effacée, c’est presque un événement. Il y a eu Queen and Slim ces dernières années, mais ça reste rare. Et c’est cohérent avec ce que je développe dans Black Pop. Le juke-joint du film m’a immédiatement fait penser à la pochette de I Want You, de Marvin Gaye. Une œuvre de l’artiste Ernie Barnes, qu’on voit d’ailleurs aussi dans la série Good Times. Des corps noirs qui dansent, transpirent, s’enlacent, s’exaltent.
Chez Marvin Gaye, mais aussi chez Prince, la sexualité est un chemin vers le sacré. C’est une forme de ferveur. Le corps devient une église. Le plaisir devient prière. Quand Marvin chante Let’s Get It On, il finit par dire I’ve been sanctified. C’est ça, la théologie du groove : sanctifier le désir. Idem pour Sexual Healing, qui parle littéralement de guérison spirituelle par l’amour charnel. Et ce n’est pas propre au christianisme noir. On retrouve cette idée chez les soufis, dans certaines traditions islamiques, ou même dans des textes médiévaux arabes très explicites, chez un Ibn ‘Arabi, par exemple : le sexe comme portail vers Dieu.
Et c’est aussi une façon de reprendre possession de soi ?
Quand on a été réduit à un objet, à une propriété, la sexualité devient un moyen de réaffirmer sa subjectivité. De dire : ce corps est à moi. Il m’appartient. Il désire, il exulte, il guérit. Et c’est exactement ce que montre Sinners : la musique guérit la communauté parce qu’elle les reconnecte à leurs ancêtres. Elle guérit aussi parce qu’elle les ré-ancre dans leur propre chair. Elle restaure leur dignité.
Pas de côté
Clarksdale, le berceau du blues
C’est une petite commune, un peu isolée. À 1h30 de route de Memphis, la grande ville la plus proche. Dans ce qu’on appelle le Mississippi Delta, une vaste plaine alluviale très fertile où les plantations de coton ont enrichi de nombreux propriétaires et épuisé les esclaves.
Clarksdale ressemble à beaucoup de petites villes américaines, quelques jolies rues bardées de maisons en briques dans le centre. Et des faubourgs percés des routes, de stations-services, de restaurants et de gros pickups. Il se trouve là le fameux carrefour où l’histoire de la musique aurait basculé. Une légende à prendre pour ce qu’elle est mais l’histoire est bien trop belle pour qu’elle ne soit pas racontée.
La première rock star de l’histoire
À l’époque, l’endroit est situé hors la ville. Il n’y a rien. Un croisement des routes de terre, la campagne. Robert Johnson y erre un soir venté. C’est un musicien médiocre. Il tente sa chance régulièrement mais sa guitare sonne comme une casserole. Souvent, il est rejeté des salles de concert et autres bars à musique. Lui a beau croire en son destin, ses multiples refus le heurtent. Il s’oublie dans l’alcool. Jusqu’à ce fameux soir au début des années 1930. Une légère brise souffle, un chien hurle et Robert Johnson est dépité. Là il aurait rencontré le diable et aurait, avec lui, fait un pacte : son âme contre un talent de guitariste hors pair.
Quelques jours tard, Robert Johnson revint sur les scènes de la région en virtuose. Le blues moderne venait de naître — le Delta Blues plus précisément. Depuis, une sculpture de guitares ornent l’intersection entre les highways 49 et 61. Johnson est considéré comme l’un des musiciens les plus influents du XXe siècle, la première rock star alors que ses enregistrements sont rares et étendus sur quelques mois seulement, puisqu’il trouva la mort en 1938, à l’âge de 27 ans, ouvrant alors une association musicale funeste : le Club des 27.


Le film de Ryan Coogler se déroule à cette période. Dans un Mississippi dont la société et l’économie reposent encore sur l’agriculture et sur les mains noires. Officiellement, l’esclavage était aboli depuis 1865 mais l’État a mis en place des politiques de ségrégation parmi les plus strictes du pays. Les femmes et les hommes noirs sont officiellement libres mais, sur les mêmes plantations que celles où leurs ancêtres se tuaient à la tâche, ils sont devenus des travailleurs pauvres, exploités, dans la région la moins riche du pays.
Martin Luther King, hôte de marque
Depuis les années 1920, la petite fleur blanche voit son cours baisser. Quelques années plus tard, la mécanisation arrive, le coton commence à être ramassé à l’aide de machines. Comme un signe, le premier automate à cueillir le coton fut créé à Clarksdale, en 1946, dans la plantation Hopson. Tout ça prive les noirs du sud d’un des seuls emplois que les lois ségrégationnistes, dite “Jim Crow”, les autorisent à occuper.

C’est donc l’époque de la Grande Migration. Quand les Afro-américains quittent le sud pauvre et raciste pour essayer d’aller trouver plus de libertés, plus d’opportunités vers le nord-est et l’ouest. Clarksdale joue un rôle central dans cette Great Migration, avec sa gare située sur la route ferroviaire de Chicago.
Des bluesmen de légende y sont nés
Loin d’éteindre les feux contestataires, ces vagues de départs ont au contraire motivé ceux qui restaient. Clarksdale devint un haut-lieu de la bataille pour les droits civiques. La ville accueillit l’un des premiers grands rassemblements de Martin Luther King en 1958 et en 1962, celui où il lança à la foule son célèbre « Stand in, sit in, and walk by the thousands ».

Mais c’est surtout la musique qui fait la réputation de la petite commune qui vit, outre la légende Robert Johnson, naître plusieurs immenses musiciens américains : Sam Cooke, John Lee Hooker, Ike Turner… Muddy Waters y a passé son enfance. Ce n’est plus une ville, c’est un hall of fame en soi. Les plus grands bluesmen y sont venus en concert ou y enregistrer des disques, s’inspirer de ces terres sacrées musicalement. Clarksdale abritait même un label, le Rooster Blues Records, jusqu’en 1998. Robert Plant et Jimmy Page ont, à la même époque, hors Led Zeppelin, dédié tout un album à la petite cité du blues, Walking Into Clarksdale.
Morgan Freeman en sauveur ?
En reportage là-bas, j’avais pu rencontrer Deak Harp, un musicien reconnu comme l’un des meilleurs harmonicistes blues. Il a quitté les grandes métropoles américaines de la musique pour s’installer à Clarksdale où il a ouvert un magasin qui sert aussi d’atelier et de salle de spectacle :
« Dès que je suis arrivé dans cette ville, j’ai senti cette énergie si particulière, si forte. Je savais que j’allais pouvoir passer le reste de ma vie à faire ce que j’aime, de la musique et dans le meilleur cadre possible ».
Pendant quelques décennies, la ville s’enfonce dans une crise économique, démographique, sociale. Mais au début des années 2000, elle se relance en vivant justement sur ce qu’elle sait faire de mieux : la musique blues. Un itinéraire est créé pour en découvrir les lieux emblématiques ; le musée se développe ; plusieurs festivals voient le jour ; le Blues Alley, le quartier des cafés-concerts, renaît. Notamment grâce à un homme qui a vécu (et possède toujours un ranch) à quelques kilomètres de là : Morgan Freeman. L’acteur a investi dans un établissement, le Ground Zero Club, et tente de redonner du dynamisme à la vie culturelle locale.


Pourtant, les habitants doivent se battre pour voir Sinners. Clarksdale n’a plus de salle de cinéma depuis longtemps. Un homme a lancé une pétition en même temps qu’une invitation à Warner Bros pour qu’une projection soit organisée sur les lieux du tournage avec l’équipe du film. La pétition a recueilli les signatures de près de la moitié des habitants de la ville. C’est bien le minimum pour cette petite cité du blues qui a offert à cette œuvre bien plus qu’un décor.
Côté Arts
La playlist Sinners
Nathean Reneaud a eu la gentillesse de préparer une playlist de blues en lien avec Sinners et ce qu’il en dit plus haut. Douze morceaux, autant que de chapitres à son livre Black Pop. Et, coïncidence, autant que d’épisodes de Côte à côte !
J’ai conçu cette playlist avec deux objectifs : prolonger l’expérience musicale intense de Sinners et explorer les angles morts de son récit – ce que le film ne dit pas ou ne nomme pas mais que tout amateur de blues aura reconnu, identifié. Ici, la légende de Robert Johnson, là le souvenir de Howlin’ Wolf et de son Smokestack Lightnin’. Est-ce un hasard si les jumeaux interprétés par Michael B. Jordan se surnomment Smoke et Stack ? Ils reviennent de Chicago, futur haut lieu du blues électrique.
A travers cette sélection de douze morceaux, j’ai voulu donner un autre écho aux thèmes et questions qui travaillent Sinners : les espoirs et désillusions liés à la migration vers la ville, la tension entre le sacré et le séculaire, le legs colossal de la Black Music. C’est la raison pour laquelle cette playlist se clôt avec le hip-hop de Miles Caton, la révélation du film de Coogler. Ce jeune homme couvre désormais à lui seul tout le spectre de la tradition musicale noire américaine. Bonne écoute !
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Nous espérons que vous avez apprécié ce nouveau format. Nous avons l’intention de refaire de temps en temps de grand entretiens comme celui-ci. N’hésitez donc surtout pas à nous donner votre avis, à nous dire si vous aimez ce genre d’interviews ou si vous aimez moins. Bonne lecture, bonne écoute et bonne semaine !