Once Upon A Time... in Brollywood
Au programme cette semaine : l'industrie cinématographique prise d'assaut, un meeting de Bernie comme si vous y étiez, et une série qui se moque brillamment d'Hollywood. Côte à côte, épisode 11.
There Will Be Bros
On vous en parlait il y a quelques semaines : CBS News pourrait verser plusieurs dizaines de millions de dollars à Donald Trump pour clore « à l’amiable » le procès intenté par ce dernier peu après sa réélection. Le président accuse la chaîne — l’un des quatre grands networks américains avec ABC, NBC et FOX — d’avoir manipulé une interview de Kamala Harris dans l’émission 60 Minutes. Or, cette manipulation n’existe pas : l’entretien a été monté, comme tous les autres, sans altération du propos. Le procès vise ainsi moins à établir une vérité qu’à faire plier un média jugé trop indépendant, et qui s’est encore permis récemment de moquer les ambitions groenlandaises de celui qui se prend ouvertement pour un roi. Et cette stratégie d’extorsion semble porter ses fruits.
Selon le New York Times, les avocats de Trump et ceux de Paramount, maison mère de CBS News, ont entamé cette semaine une médiation « avec la volonté de conclure un accord ». Si « les montants exacts (discutés) restent flous, la décision du conseil d’administration ouvre la voie à une résolution à l’amiable », écrit le quotidien. Les journalistes de CBS, qui n’ont fait que leur travail, sont naturellement « consternés » par cette négociation, à tel point que le producteur exécutif de 60 minutes, Bill Owens, a démissionné de son poste le 18 avril, invoquant « une atteinte à l'indépendance journalistique », après 37 ans chez CBS.
Un jeune ambitieux tombé du ciel
Derrière ce scandale, on retrouve Shari Redstone. Héritière de l’empire Viacom et actionnaire majoritaire de Paramount, la milliardaire de 71 ans pousse en coulisses pour obtenir le feu vert de la FCC (la commission des télécoms, désormais contrôlée par un proche de Trump) afin d’achever la fusion entre Paramount et Skydance, conclue en août 2024 mais toujours bloquée. En clair : pour sauver sa retraite dorée (estimée à 2,4 milliards de dollars en rachat d’actions Paramount), Redstone semble prête à offrir un gros chèque au président — quitte à sacrifier l’un des fleurons du journalisme télévisé américain.
Si la fusion aboutit, David Ellison prendra les rênes de Paramount et de ses filiales. À 41 ans, ce nepo baby au sourire bright est le fils de Larry Ellison, fondateur d’Oracle (géant du cloud et mécène historique de Trump). Acteur raté devenu producteur de blockbusters grâce à une mise de départ de 350 millions offerte par papa, il a bâti Skydance autour de franchises bodybuildées (Mission: Impossible, Jack Reacher, Star Trek, Terminator). Moins réac a priori que son père (il a donné 1 million de dollars à Biden l’an dernier, pariant ainsi sur le mauvais cheval), David Ellison cultive un profil de « bro » lisse. Pas un punk — ça, c’est plutôt sa sœur Megan, productrice de films d’auteur aujourd’hui plus ou moins ruinée — mais un homme d’influence à la croisée du business, du storytelling et du pouvoir. Et, dans le Hollywood de 2025, ce n’est pas anodin.
Car au-delà de la stratégie industrielle, ce rachat illustre une bascule plus profonde : Hollywood, longtemps bastion progressiste, glisse vers un nouvel imaginaire plus viril, individualiste et conservateur. En somme, la culture « bro » est en train de s’imposer. Et David Ellison en est peut-être le visage le plus présentable.
Le vent tourne
Souvenez-vous : le 16 janvier, peu avant son investiture, Donald Trump nommait trois « ambassadeurs » à Hollywood : Sylvester Stallone, Jon Voight et Mel Gibson — dont la maison était alors en train de brûler dans les incendies à Los Angeles. Une nomination surprise, y compris pour les principaux concernés qui l'ont apparemment découvert à la télévision. Mel Gibson demandant même si le « job s’accompagnait à tout hasard d’une résidence de fonction ». Depuis, aucun acte officiel, aucun rapport, aucune réalité concrète n'est sortie de cette pseudo-nomination qui ne revêt aucun caractère officiel (et n'en revêtira peut-être jamais), mais le signal est limpide : Trump ne veut plus laisser le récit aux élites côtières. Il veut tenir la plume.
Le lendemain de l’élection de Donald Trump, le 6 novembre 2024, Richard Rushfield, éditeur vachard de l’influente newsletter hollywoodienne The Ankler, a parfaitement résumé le désarroi de l’industrie : « Nous ne faisons plus partie de la coalition dirigeante. Personne n’attend plus rien d’Hollywood. » De fait, six mois plus tard, difficile de lui donner tort. Quelque chose est en train de changer dans la culture. Quelque chose qui était déjà visible avant l’élection, et qui s’est accéléré depuis — et on n’est qu’au début de l’ère Trump…
Le 2 août 2024, je me demandais dans Les Inrocks si Hollywood n’était pas « en train de tourner le dos au wokisme ». Alors que la campagne électorale battait son plein, les succès estivaux de Deadpool & Wolverine (super-héros bourrins moquant l’inclusivité) ou de Twisters (film de tornades soigneusement dépolitisé) semblaient le confirmer. Aujourd’hui, les studios ont clairement intégré le changement de paradigme.
Disney, en particulier, opère un recentrage spectaculaire. Bob Iger assure que « woke » n’est « pas un mot qu’il aime ». Pixar a coupé un personnage trans de sa série Win or Lose. L’actrice métisse du remake live-action de Blanche-Neige, après avoir critiqué Trump, a été priée de se taire — ce qui n’a pas empêché le film de faire un bide (pour des raisons politiques ou artistiques, c’est un autre débat). Enfin, sur ordre du président, Disney a discrètement mis fin à son programme de diversité Reimagine Tomorrow. Même chose chez Amazon ou Netflix. Le backlash est réel.
En parallèle, une contre-culture conservatrice s’installe. Comme le décrivait Clémentine Goldszal dans Le Monde en janvier, un cinéma « chrétien », « inspirant », « familial », souvent invisible en France mais triomphant aux États-Unis, prend de l’ampleur. Marie, Sound of Freedom, Jesus Revolution, Reagan, Ordinary Angel, Am I Racist… Ces films, médiocres pour ce qu’on a eu le courage d’en voir, visent un public qui boycotte le Hollywood soi-disant « woke » et s’est construit son propre écosystème.
Même au sein du mainstream (les studios traditionnels, les principales plateformes de streaming), le vent tourne. Amazon prépare un documentaire hagiographique sur Melania Trump. Warner, sous pression de la Maison-Blanche, envisage une émission de pêche pour Donald Trump Jr. sur Discovery Channel. Les films d’action à l’ancienne, qui fleurent bon la sueur et la testo, avec Gerard Butler (Den of Thieves Pantera), Jason Statham (The Beekeeper, A Working Man), ou Mark Walhberg (Flight Risk, réalisé par Mel Gibson), cartonnent au box-office. Même Timothée Chalamet, raille Slate, se sent obligé d’aller parler football américain sur ESPN ou de papoter comme si de rien n’était avec Theo Von, un des podcasteurs stars de la manopshère trumpiste.
Faut-il y voir une stratégie cynique plutôt qu’idéologique ? Probablement. Le virage à gauche des dernières années était lui aussi opportuniste. Alors que le streaming peine à devenir rentable et que le câble s’effondre, les studios cherchent à plaire au plus grand nombre pour un coût minimal. Et si le marché est à droite, pourquoi se priver de cette manne ?, doivent se dire les executives. L’heure est à la capitulation et la résistance culturelle attendra. Nul ne sait si cette réalité changera dans un avenir proche — même si la baisse de popularité enregistrée par Trump à l’orée de ses 100 premiers jours donne un peu d’espoir. En attendant, bienvenue à Brollywood.
Pas de côté
Qui va voir Bernie Sanders ?
Ce n’était pas le rassemblement le plus spectaculaire, au sein du Pennsylvania Farm Show Complex & Expo Center, un lieu qui accueille d’habitude les compétitions de rodéos et les foires aux bestiaux. 5 000 personnes, nous disent les organisateurs, loin des 36 000 participants à Los Angeles en avril par exemple. Mais des 18 étapes du Fight the Oligarchy Tour de Bernie Sanders, démarré fin février pour résister à Donald Trump et Elon Musk, celle-ci était peut-être l’une des plus signifiantes, ce vendredi 2 mai à Harrisburg.
Harrisburg, c’est la capitale de la Pennsylvanie, une petite ville de 50 000 habitants au bord de la Susquehanna River, au centre de l’État, où la population est majoritairement noire (42 %), latina (25 %) et blanche (22 %). Ici, le revenu médian est bien en dessous du revenu médian américain. Dans ce comté urbain et peu aisé, les habitants avaient voté pour Kamala Harris en novembre dernier à 52,2 % des suffrages alors que Donald Trump avait fait basculer l’état d’un rien en sa faveur.
Toutes les classes se mélangent
Dans cette petite ville où plus d’un quart de la population vit sous le seuil de pauvreté et où le taux de chômage est plus élevé que la moyenne du pays, difficile pour certains de continuer à croire à la politique. Dans cette salle, il semble que tous avaient pourtant, avec Bernie Sanders, le sentiment d’y croire :
« C’est la première fois que je le vois. 2024 a été ma première élection. J’aurais aimé voter pour lui et pas par défaut pour quelqu’un d’autre. Ma mère l’avait beaucoup soutenu dans sa campagne en 2016. Elle a dû me passer le virus. Mais j’y crois avec mes propres idées, je vous rassure. Pas besoin d’elle pour qu’il me convainque ! » m’explique Marissa Deevle, une vendeuse d’une vingtaine d’années.
Contrairement aux précédents rassemblements, très jeunes, on trouve cette fois beaucoup de personnes plus âgées, blancs très majoritairement. Mais toutes les classes sociales se mélangent. Une surreprésentation d’enseignants et d’universitaires, un électorat typiquement démocrate et qui voit dans Bernie Sanders l’expression d’une politique d’État-Providence proche des démocraties européennes. Mais aussi des infirmières, des retraités, des militaires, un garagiste, des commerçants, des étudiants, une caissière… Cette Amérique des cols bleus, peu aisée, moins diplômée, celle qui a tant fait défaut à Kamala Harris pour emporter la présidentielle, celle qui a longtemps massivement soutenu le Parti démocrate mais qui s’est sentie abandonnée depuis longtemps et qui s’est jetée, avec conviction ou par désarroi, dans les bras du milliardaire Donald Trump.
J’ai couvert de nombreux déplacements de Kamala Harris pendant la campagne 2024 et cette population présente à Harrisburg, elle ne se trouvait pas dans les meetings de la candidate. Bernie Sanders le sait parfaitement bien. Et quand il affirme vouloir combattre l’oligarchie, il entend surtout s’adresser à ces électeurs-là, leur parler d’assurance-santé, de protection sociale, d’éducation, d’égalité fiscale. Il sait qu’ils sont les premières victimes des coupes budgétaires de l’administration Trump :
« Je suis persuadé qu’il y a là des Républicains, des gens qui ont voté pour Donald Trump et il ne doit pas y en avoir qu’un ou deux d’ailleurs. »
« Hurler contre la télé »
Et il ne se trompe pas le sénateur du Vermont. Jenny Poniske, une Chrétienne épiscopale qui porte le polo de sa paroisse sur les épaules, a été républicaine toute sa vie. Jusqu’à l’arrivée de Donald Trump :
« Je n’ai jamais voté pour lui », clame-t-elle fièrement. « Je votais pour les Républicains parce que j’ai grandi dans un comté conservateur. Et jusqu’à Trump, je n’ai jamais eu de problème à le faire, je votais souvent plus pour des personnalités que pour le parti. Et c’est Trump lui-même qui m’a fait réaliser que j’étais en réalité plus à gauche que je ne l’imaginais. Bernie Sanders parle avec son cœur et ça parle au mien ».
John, son mari, est en colère, les larmes aux yeux quand il évoque la Maison Blanche actuelle : « Ça fait trois mois que la seule chose qu’on fait, ma femme et moi, c’est hurler contre la télé. Là, ça fait du bien de voir des gens qui pensent comme nous, qui se disent que ce n’est pas normal. Car je vous rappelle que ceci n’est pas normal ! »
En ce vendredi après-midi, beaucoup sont venus directement du travail, un seul costume-cravate toutefois, des t-shirts amples, des regards usés, des gens qui y ont regardé à deux fois avant d’acheter des produits dérivés un peu chers. Une consœur présente sur place me fait cette confidence : « Si on ne savait pas qu’on était à un meeting de Bernie Sanders, on pourrait être dans une foule MAGA ». Il y a un peu de ça. L’Amérique populaire, la classe moyenne. Mais ici des gens qui veulent aussi croire à des lendemains qui chantent, sans sombrer dans l’obscurantisme :
« Quand j’entends Bernie Sanders, je ne me dis pas ‘il est un peu extrême quand même !’. Non pas du tout », me souffle une jeune femme qui travaille pour une école, dans l’administratif. « Je me dis qu’il a au contraire la tête sur les épaules et qu’il est ancré dans la réalité, contrairement aux autres et que ses solutions, c’est avant tout du bon sens et une chance pour chacun. Après tout, on n’a jamais essayé autre chose que notre bipartisme. Poussons le curseur plus loin ! » Avant d’ajouter dans un éclat de rire : « Du bon côté hein ! Pas pour défaire le peu que notre démocratie avait mis en place pour nous. Vous voyez ce que je veux dire. Vous êtes Français, vous comprenez forcément ! »
L’espoir comme moteur
Même dans les médias, quelque chose de différent. En plus des traditionnels chaînes et journaux nationaux, des influenceurs TikTok, des comptes YouTube qui veulent contrebalancer l’émergence massive de médias d’extrême droite. Comme Status Coup qui se vante d’être « fondée par des travailleurs et non des milliardaires, de traiter les questions de corruption, l’exploitation des travailleurs, les mouvements sociaux, l’injustice climatique et les forces progressistes ». Pendant de longues minutes, ils interrogent une femme trans qui parlait de sa peur de la nouvelle politique anti-LGBT+ de Donald Trump.

Et que venaient-ils tous chercher ? « De l’espoir ! », ont répondu plusieurs. Car si certains ont des mots durs pour l’establishment démocrate et notamment pour Chuck Schumer, un sénateur qui a pactisé avec les Républicains sur la question du budget, si Donald Trump concentre une forte haine qui a fait crier à ma voisine pendant tout le discours, au moins trente fois, « Fuck Donald Trump », tous avaient une vision bien plus positive de l’événement. Et une forme de foi en l’avenir. Pas de résignation ici, comme le souligne Dennis Deslippe, professeur d’université :
« C’est pas vrai de dire qu’il ne se passe rien. Certes, le parti est un peu sonné au niveau national. Mais nous sur le terrain, on manifeste, on éduque les gens, nos syndicats enseignants mènent des actions en justice contre Donald Trump. Mais surtout il y a un effort pour comprendre quelle serait la meilleure stratégie face à Donald Trump. On réfléchit, on travaille, ça prend du temps. Se rassembler, manifester, c’est bien évidemment mais c’est une action émotionnelle, derrière, il faut encore pouvoir préparer la suite »
La foule repart galvanisée, « rassemblée » même, me dit un homme. Bernie Sanders, 83 ans, poursuit sa tournée contre l’oligarchie par une nouvelle date quelques heures plus tard à Bethlehem, dans une Pennsylvanie cette fois plus rurale et plus ouvrière encore. Continuant surtout à porter le poids de son statut : celui d’incarner, à lui seul, l’opposition à Donald Trump.
Côté art
The Studio : satire brillante d’un empire en déroute
Dans ce contexte de crise hollywoodienne (dont on n’a pas fini d’analyser les tenants et les aboutissants), The Studio, la série de Seth Rogen et Evan Goldberg (le duo créatif derrière Superbad, C’est la fin, Sausage Party…), réussit l’exploit d’être à la fois hilarante, impitoyable et profondément dans l’air du temps. En dix épisodes indépendants d’une demi-heure environ, cette série AppleTV+ dresse le portrait d’un Hollywood vidé de sa substance, où le cynisme a remplacé les idées, où le storytelling n’est plus qu’un algorithme, et où même Scorsese n’est plus sacré que pour être sacrifié. Le rire naît précisément de cette proximité avec la réalité, si fine qu’on n’ose plus la qualifier d’exagération.
Dans le rôle de Matt Remick, nouveau patron d’un legacy studio fictif (Continental), Seth Rogen compose un anti-héros à la fois grotesque et étrangement touchant : un homme vide qui croit encore, au fond, que les films comptent, mais qui finit par vendre son âme à son patron. Autour de lui, s’agite un impeccable cast : Bryan Cranston en magnat halluciné, Catherine O’Hara en grande productrice à qui on ne la fait plus, Kathryn Hahn en directrice du marketing perché, ou encore Ike Barinholtz en bras droit post-woke…
Il y a dans The Studio un écart réjouissant entre la frime formelle — plans-séquences ambitieux, clins d’œil cinéphiles — et la façon dont Rogen refuse de se prendre au sérieux. Ce double niveau produit une tension comique rare et franchement élégante. Par ailleurs, on n’avait pas vu Los Angeles filmée avec autant d’amour depuis Once Upon a Time in Hollywood de Quentin Tarantino. Mention spéciale à la reconstitution somptueuse de la Ennis House de Frank Lloyd Wright, devenue ici le décor parfait de la décadence hollywoodienne.
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