Quand les grandes chaînes de TV américaines font la paix avec Trump
Sous la pression d’un Donald Trump revanchard, MSNBC, CNN, ABC et CBS semblent opérer un virage stratégique, entre renvois plus ou moins discrets, recentrage éditorial et compromis judiciaires.
Bienvenue sur Côte à côte, la newsletter hebdomadaire de Jacky Goldberg et d’Axel Monnier qui analyse l’Amérique au prisme de la culture.
Dans cette lettre, la troisième, nous publions la deuxième (mais sans doute pas la dernière) partie de notre enquête sur les bouleversements de l’environnement médiatique sous Trump, en se concentrant cette fois-ci sur les principales chaînes de télévision qui ont toutes, depuis l’élection, d’une façon ou d’une autre, cherché à plaire au nouveau pouvoir.
Nous revenons également sur la cérémonie des Oscars qui, si elle a récompensé un cinéma d’auteur libre et ambitieux (ce n’est pas le cas tous les ans) a aussi marqué par sa discrétion politique.
Et nous terminerons, comme chaque semaine, par une recommandation, cette fois-ci musicale. Vous aimez le soleil ? Everybody loves the sunshine !
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L’inquiétante soumission des « Legacy Media » (2) : la télévision
Vous connaissez évidemment Fox News. Sachez qu’il existe aux États-Unis plusieurs chaînes, encore plus radicales, qui louent Donald Trump 24h sur 24 sur leurs antennes : OAN, NewsMax, RSBN ou Real America’s Voice. Mais depuis son retour dans le bureau ovale, le Président bénéficie-t-il aussi, contrairement à ce qui s’est passé lors de son premier mandat, sinon d’un soutien, tout au moins d’une complaisance, au sein des grandes télévisions du pays. Plusieurs informations ces dernières semaines suggèrent que les grands networks ont voulu signer la paix des braves avec lui. À travers les exemples de MSNBC, CNN, ABC et CBS, nous allons tenter de comprendre ce qu’il en est. Après la mise au pas par Jeff Bezos du Washington Post, voici la seconde partie de notre article sur le rapport des médias avec le nouveau pouvoir.
MSNBC, un recentrage subtil
Elle était une des voix de gauche les plus proéminentes aux États-Unis, et elle n’officie désormais plus sur MSNBC. Le PDG de la plus « liberal » des chaînes d’info en continu américaines a annoncé le 24 février la fin de sa quotidienne The ReidOut, diffusée chaque soir de la semaine à 19 heures. Depuis 2020, Joy Reid y décryptait l’actualité politique avec une verve incisive, portant un regard acéré sur les inégalités et les fractures sociales du pays.
Connue pour son franc-parler et son engagement sur les questions raciales, et plus récemment pour sa défense de la cause palestinienne, Reid avait fait de son plateau un espace de débat où militants et figures politiques de gauche se succédaient pour analyser l’époque. Si son départ n’a pas été justifié par la chaîne, il a été perçu par certains comme un recentrage de MSNBC. Est-ce bien le cas ? Sans doute, mais de façon subtile.
A la place de son émission, un trio composé d’une journaliste latino-américaine (Alicia Menendez), d’une ancienne conseillère de Bernie Sanders afro-américaine (Symone Sanders Townsend) et d’un ancien politicien républicain, farouchement anti-Trump (Michael Steele) prendra le relai. Préalablement chargés d’une émission le week-end, ces trois-là sont censés refléter un spectre idéologique plus large (et objectivement plus centriste) que le « solo show » de Reid. Et c’est un journaliste également afro-américain et ouvertement gay, Eugene Daniels, qui reprendra la case du week-end.
S’il est donc difficile d’arguer d’une mise au pas pure et simple de MSNBC (qui donne encore largement la parole aux liberals), le renvoi de Joy Reid, épouvantail de la droite mais aussi du centre, apparaît comme une tentative pour la chaîne info d’adoucir le ton. Et alors que Trump tape à bras raccourcis sur la maison-mère Universal-NBC — en pleine restructuration que d’aucuns juge préalable à une revente partielle —, et que le Saturday Night Live, ça n’a échappé à personne, s’est lui aussi calmé sur les questions politiques, on peut se demander s’il n’y a pas là, malgré tout, une forme subtile d’auto-censure.
Concrètement, depuis sa réélection, Trump a menacé NBC (mais aussi ABC et CBS) de lui retirer certaines licences de diffusion locales qui lui permettent d'utiliser gratuitement les ondes américaines. Et la Federal Communications Commission (l’ARCOM américaine) a lancé une enquête sur Comcast (propriétaire de NBCUniversal), en ce qui concerne ses initiatives de DEI (diversité, d'équité et d’inclusion). Joy Reid, pour sa part, a lancé… une chaîne sur Substack.
CNN, la fin de l’anti-trumpisme
Tout comme Jim Acosta, l’un des plus célèbres journalistes de CNN, plus ou moins poussé vers la sortie. Trois jours seulement après l’investiture de Donald Trump, celui qui présentait, avec succès, dans une grille des programmes criblée d’échecs, les matinées de la chaîne info, s’est vu proposer une nouvelle tranche :minuit - 2 heures. Plutôt que de le faire taire, le faire parler dans le vide, en pleine nuit. Acosta a préféré partir.
L’histoire s’arrêterait là si CNN n’avait pas ainsi touché à l’un de ses reporters les plus véhéments contre Donald Trump. Acosta avait en effet couvert la campagne du Républicain en 2016 puis son premier mandat, et les deux hommes s’écharpaient régulièrement. Mais en novembre 2018, la relation s’est nettement dégradée : le journaliste de CNN, lors d’un point presse, demande des explications sur un spot de campagne mensonger. Donald Trump botte en touche, Jim Acosta insiste. Le Président lui fait retirer le micro : « CNN devrait avoir honte de vous employer. Vous êtes une horrible personne mal élevée ».
Le journaliste est à partir de là interdit d’accès à la Maison Blanche. CNN le soutient et obtient, auprès d’un juge, qu’il soit à nouveau accrédité. Un badge d’honneur pour lui et pour la chaîne, alors le symbole de ce que certains ont théorisé sous le nom de « libéralisme de résistance » (libéralisme au sens américain, c’est-à-dire progressisme). C’est-à-dire une opposition critique et systématique à la présidence Trump, par tous les canaux possibles. Cette vision s’accompagnera d’excès et de fautes éthiques (les reprises sans précaution de fausses informations sur les liens de Trump avec Poutine par exemple), mais CNN est après tout une chaîne privée, et suivre cette ligne lors du premier mandat lui a permis de capter un public démocrate alors très avide d’anti-trumpisme.
Que s’est-il passé depuis ? D’abord, les audiences se sont fortement érodées : « l’anti-trumpisme primaire » ne fait plus recette. Ensuite, CNN a été sous le feu des critiques, beaucoup lui reprochant de n’être plus qu’une chaîne de débats et d’éditoriaux, délaissant les enquêtes et les reportages. Enfin, il a cherché sous le mandat de Biden à se repositionner comme un média « objectif » (« both sides ») et non plus d’opinion.
Écarter une personnalité aussi marquée que Jim Acosta s’inscrit certainement dans les plans de la chaîne de se recentrer sur l’info. Mais il faut aussi garder en tête que le « Cable News Network » appartient à Warner Bros. Discovery et que le studio, dirigé depuis 2022 par le plutôt conservateur David Zazlav, a ses propres intérêts à défendre. Et qu’il vaut mieux, pour ce faire, ne pas avoir un très rancunier locataire de la Maison Blanche contre soi. Surtout quand celui-ci peut vous menacer de prison. Ça a calmé les ardeurs des plus récalcitrants. Mark Zuckerberg est ainsi rentré dans le rang. Et s’est même installé au premier, de rang.
Avant l’investiture, d’après le New York Post, des consignes ont été données : « Pas de préjugés contre Donald Trump », éviter d’exprimer « sa propre indignation », de « ressasser le passé », d’évoquer ses ennuis judiciaires, bref « rester ouvert » pendant les quatre prochaines années. Et d’après Mediaite, la rédaction de CNN ne se fait pas d’illusion : le départ de Jim Acosta y est vu comme « un geste d’apaisement » envers Trump.
ABC, le retour aux valeurs traditionnelles chez Disney
Avant même que MSNBC et CNN ne commencent à manoeuvrer, c’est ABC qui avait amorcé le mouvement, dès le mois décembre, en transigeant avec Donald Trump : 15 millions de dollars contre l’abandon de poursuites dans une affaire de diffamation. Trump avait attaqué le présentateur George Stephanopoulos – l’un des journalistes les plus connus du pays, mais aussi l’ancien directeur de la communication du Président Clinton avant d’entamer sa carrière télévisuelle, un move classiques aux États-Unis – pour avoir, par erreur, affirmé que l’ancien président avait été reconnu coupable du viol d’E. Jean Carroll, alors qu’il a en réalité été condamné pour agression sexuelle.
Cet accord à l’amiable est un comble pour ABC qui, loin d’être une chaîne militante, est considérée, à l’instar de CBS et NBC, comme plutôt démocrate. Quant à sa maison-mère, Disney, elle est devenue ces dernières années un symbole d’ouverture et de tolérance, et même le fer de lance de l’opposition à la Don’t Say Gay Bill de Floride qui interdit aux établissements scolaires d’aborder les questions de genres, d’identité sexuelle.
Championne de l’inclusion, Disney agaçait les réactionnaires de tous poils avec sa Petite Sirène noire qui fit pourtant la joie de millions d’enfants à travers le monde, heureux, pour une fois, de se reconnaître dans un conte de fées. Ou avec le premier baiser entre deux personnes du même sexe dans un dessin animé, Buzz L’Éclair en 2022.
Alors qu’est-il arrivé à Mickey ? Pour certains, Disney a eu raison, l’affaire étant complexe à gagner sur le terrain juridique, et évitant ainsi de perdre encore plus d’argent dans un procès préjudiciable à son image. Image déjà écornée auprès de l’électorat ultraconservateur à cause de ces prises de position soi-disant « woke ». D’autres experts jugent que le groupe a capitulé trop vite et qu’il y avait des arguments à faire valoir au tribunal. De nombreux journalistes d’ABC ont en tout vécu cet arrangement comme un affront.
Dans la foulée, Disney a aussi reculé dans le domaine de l’inclusion, en mettant, comme beaucoup d’autres compagnies, sa politique de promotion de la diversité (les fameuses DEI) en pause. La série d’animation Tiana, qui reprenait le personnage de La Princesse et la Grenouille, première héroïne africaine-américaine de Disney, a été suspendue. Officiellement pour raisons budgétaires. Et c’est vrai que le groupe traverse des secousses économiques, après plusieurs échecs commerciaux au cinéma (certains films Marvel notamment), sans compter le coût astronomique de sa plateforme Disney+.
La marque a aussi confirmé la suppression d'une séquence autour de la transidentité pour sa nouvelle série animée Win or Lose sur le quotidien d’une équipe de softball : « Nous comprenons que beaucoup de parents préfèrent discuter de certains sujets avec leurs enfants, en utilisant leurs propres mots et à leur rythme ».
Pour ce géant des médias, c’est donc un retour aux fondamentaux – famille et divertissement – et un abandon des combats politiques dans lesquels il s’était engagé ces dernières années. Surtout que les films qui évoquent la communauté LGBT+ par exemple se vendent mal dans certaines parties du monde. Lié au retour de l’homme orange à la Maison Blanche ou à des objectifs financiers, ce changement de cap aura au moins l’heur de moins heurter Donald Trump qui a souvent vilipendé Disney ces dernières années.
CBS, dans les méandres d’une fusion
CBS, propriété de Paramount, se trouve lui aussi empêtré dans une bataille judiciaire avec Trump qui pourrait rejaillir sur sa liberté éditoriale. Le président a ainsi intenté un procès à CBS News, alléguant une manipulation délibérée d'une interview avec la vice-présidente Kamala Harris diffusée dans la célèbre émission 60 Minutes.
Selon l’accusation, l'entretien aurait été monté de sorte que la candidate démocrate y apparaisse plus favorablement. La chaîne a fini par publier les rushs, démontrant qu’il n’y avait eu aucun favoritisme et que le montage n'outrepasse pas l’usage. Mais Trump a maintenu sa plainte, exigeant la somme délirante de 20 milliards (!) de dollars de dédommagement. Il n’aurait selon les experts aucune chance de gagner, et pourtant, CBS risque de se coucher en lui signant un gros chèque.
Pourquoi ? Parce que ce procès survient à un moment critique pour CBS et sa maison-mère, Paramount, engagées dans un processus de fusion avec le la société de production Skydance Media, dirigée par David Ellison. Cette opération, évaluée à 8,5 milliards de dollars, est actuellement en attente de l'approbation de la Federal Communications Commission (FCC), l’autorité censée veiller aux monopoles. Or, dirigée par un proche de Donald Trump (Brendan Carr), celle-ci prend tout son temps pour étudier le dossier, imposant un supplice chinois aux protagonistes de ce rachat.
Le deal apparaît de plus en plus clairement : pas de fusion sans accord entre Trump et CBS. Selon le New York Times, Shari Redstone, l’actuelle propriétaire de Paramount, serait prête à se plier aux exigences du président afin de pouvoir empocher les dividendes de la vente et prendre enfin sa retraite (elle a 70 ans). Tout ça provoque évidemment la consternation au sein de la rédaction de CBS, jetées sous le bus alors qu’elle n’a fait que son travail.
S’ajoute à cela la personnalité de David Ellison, le repreneur putatif. Âgé de 42 ans, producteur de blockbusters depuis une quinzaine d’années (notamment de Top Gun : Maverick et de plusieurs films avec Tom Cruise), est en outre le fils de Larry Ellison : sixième fortune mondiale, pilier de la Silicon Valley avec sa compagnie de logiciels Oracle… et soutien historique de Donald Trump. Si, contrairement à son père, David a toujours évité les prises de position radicale, s’affichant même plutôt aux côtés des démocrates (comme 90 % d’Hollywood), peut-il encore se le permettre dans ce nouvel environnement ? Va-t-il demander à son père (qui a donné une bonne part de l’argent de la fusion) de peser dans les négociations avec le nouveau locataire de la Maison Blanche pour réaliser son rêve de devenir le nouveau magnat d’Hollywood ? En échange de quoi ? On le sait, rien n’est jamais gratuit avec Trump, qui n’aime rien plus que soumettre ceux qui lui résistent.
MSNBC, CNN, ABC, CBS, tous couchés devant Trump ?
Il y a huit ans, les quatre chaînes évoquées étaient étiquetées par Donald Trump sous le qualificatif désormais bien connu de « fake news ». Et elles le lui rendaient bien à l’antenne, avec des critiques acerbes sur sa politique. Mais aujourd’hui, alors que Trump a entamé un second mandat très radical, il devient évident que les grands groupes de médias sont en train, chacun à leur manière, de plier sous sa pression.
Leurs tentatives pour plaire au nouveau roi de Washington ne disent rien des journalistes, qui subissent la situation et tentent de continuer à couvrir les outrances du nouveau pouvoir. Jouant plutôt bien leur rôle d’opposition entre 2017 et 2021 (et même au-delà : elles n’ont pas toujours été tendres avec Joe Biden), ces entreprises ont senti le vent tourner et entendent désormais être dans les petits papiers de Donald Trump.
Retour sur les Oscars : le cinéma d’auteur triomphe, la politique fait profil bas
Ce fut une soirée des Oscars sans éclat, sans moment mémorable — ou presque — et pratiquement sans politique. Comme on s’y attendait. L’Académie ne semblait pas vouloir faire de vagues cette année et la cérémonie a confirmé cette posture. Le palmarès fut néanmoins élégant et relativement audacieux, atténuant quelque peu la déception propre à ces grands-messes léthargiques où rien ne doit dépasser.
La razzia d’Anora (cinq statuettes, dont quatre pour Sean Baker en personne, un record) et la belle moisson de The Brutalist de Brady Corbet (trois fois récompensé) consacrent un cinéma d’auteur indépendant, personnel et intègre (l’intégrité étant d’ailleurs le sujet du second), qui sans être radical, incarne sans doute la pointe de ce qu’on peut attendre d’une compétition jugée par près de 10 000 votants.
Ce fut l’antithèse parfaite, en tout cas, de l’ère dominée par Harvey Weinstein (de 1998 à 2017, en gros), lorsque l’Académie sacrait — pas toujours mais souvent — des films calibrés, creux et obsédés par leur seul potentiel à rafler des statuettes. Et c’est la deuxième fois que le jeune distributeur Neon (fondé en 2017) gagne l’Oscar du meilleur film, après Parasite en 2020, devenant clairement, aux côtés d’A24, la boîte américaine la plus accueillante pour les auteurs.
Comme avec Parasite, le festival de Cannes (où Anora a gagné la Palme d’or) démontre qu’il peut être une plateforme crédible de lancement d’une campagne des Oscars, alors que Venise s’était imposé dans les années 2010 comme le meilleur berceau pour les films américains. Notons tout de même que c’est à la Mostra qu’ont été dévoilés l’an dernier The Brutalist (meilleur acteur principal, photographie, et bande originale) Je suis toujours là, le film somptueux de Walter Salles (meilleur film international).
Que ces deux grands festivals européens — auxquels il faut ajouter la Berlinale, plus confidentielle mais qui avait déniché en 2024 No Other Land, le documentaire palestino-norvégien oscarisé —soient, plus que jamais, le lieu où l’Académie puise ses futurs lauréats est un motif de réjouissance pour quiconque est attaché à une certaine idée du cinéma. Cela démontre aussi, en creux, la crise dans laquelle s’est enfoncée l’industrie hollywoodienne (les cinq grands studios, auxquels s’ajoutent les streamers, Netflix, Amazon, Apple), de moins en moins hégémoniques et de plus en plus déconnectés des enjeux artistiques de l’époque.
Tétanisé par la grève des scénaristes et des acteurs de 2023, Hollywood traverse une phase de repli, aussi bien commerciale qu’idéologique. On y tourne au ralenti, on y craint les aspérités, on y est toujours plus averse au risque. L’élection de Trump, ce Voldemort que tout le monde s’est refusé à nommer lors de la cérémonie, n’arrange évidemment rien. Enfin, les incendies de janvier 2025 ont répandu sur Los Angeles une odeur de cendre : une aubaine pour les promoteurs immobiliers de luxe, un désastre pour des milliers de travailleurs du cinéma, loin d’être tous privilégiés.
Dans ce contexte pré-apocalyptique, il était rassurant de voir de vrais auteurs triompher dans un lieu qui ne leur a pas toujours été favorable, de sentir que l’heure n’est pas encore venue pour le crépuscule de la salle (ardemment défendue par Sean Baker, sous le regard approbateur de Quentin Tarantino), ni pour la fin du cinéma comme art. Qu’on aime ou pas Anora et The Brutalist (nous les aimons), c’est une bonne nouvelle qu’ils soient ainsi récompensés. Mais cette victoire n’est peut-être qu’un trompe l’oeil.
Car il ne faut pas s’y tromper : le cinéma est un écosystème global et interdépendant, dont toutes les composantes apparaissent aujourd’hui fragiles. Sans le succès phénoménal de Top Gun : Maverick en 2022, y aurait-il encore des salles pour sortir Anora ? Rien n’est moins sûr.. Et si le cinéma commercial américain venait à s’effondrer, il entraînerait avec lui une part du cinéma français, qui se nourrit de ses recettes via un système redistribution vertueux. Ainsi l’idée d’un Hollywood marginalisé qui laisserait place à une scène plus purement indépendante est une douce illusion.
Dimanche dernier, cet écosystème a, quoi qu’il en soit, semblé plus que jamais déconnecté des enjeux du monde. La démocratie américaine est en flammes, l’Ukraine au bord de la rupture, Gaza reste un enfer sur terre, et personne n’a rien dit — les incendies de LA, en revanche ont eu droit à leur quart d’heure compassionnel.
Bon, ce n’est pas tout à fait vrai : quelques uns ont exprimé des opinions, mais à la marge. Daryl Hannah a d’abord lâché un « Slava Oukraïni » en venant remettre l’Oscar du meilleur montage. Adrian Brody a dénoncé la montée du racisme, de l’antisémitisme et de l’intolérance, sous le regard de Sebastian Stan grimé en Trump (une image de The Apprentice à l’arrière-plan). Sean Baker et Mickey Madison ont rendu hommage aux sex workers (dont on ne souligne pas assez qu’elles et ils sont la cible des conservateurs). Et le présentateur Conan O’Brien a lancé une vanne sur « l’excitation de voir enfin quelqu’un s’opposer à un russe puissant », à propos du personnage joué par Mickey Madison dans Anora.
Et puis il y eut cette poignante intervention des co-réalisateurs de No Other Land, le palestinien Basel Adra et l’israélien Yuval Abraham. Eux ne se sont pas contentés de discours creux ou d’un appel abstrait à la paix. Ils ont dit les choses, ont nommé l’indifférence criminelle, ont accusé la diplomatie américaine de freiner l’établissement d’une paix durable. Ils ont demandé la libération des otages israéliens du 7 octobre, mais aussi la fin de la destruction de Gaza. Ils ont rappelé que ce conflit ne se résoudra pas par des postures, mais par des actes. Par une volonté politique réelle, par le courage de regarder l’autre sans haine.
Ces rares éclats politiques n’ont cependant pas suffi à dissiper l’impression d’un Kodak Theater indifférent au chaos du monde. Il faut reconnaître que l’exercice était particulièrement acrobatique. S’en prendre à Trump (ou à Musk) constamment, c’est aussi les laisser nous envahir, nous obséder, nous étouffer. Nous hanter jusque dans nos rêves, comme tout bon régime fasciste. Ne pas les nommer a permis de garder le cinéma au centre, et de s’offrir une pause salutaire dans ce qui se présente comme un marathon dont on ne connaît pas la fin… Certes.
Mais il a manqué quelque chose à cette cérémonie. Quelque chose qui montrerait que ce monde privilégié n’est pas imperméable aux pluies acides en train de ronger nos libertés. Quelque chose qui nous donnerait le sentiment, pauvres citoyens terrifiés, que nous ne sommes pas seuls dans ce cauchemar et que les artistes partagent notre inquiétude. Il a manqué en somme un discours aussi tranchant que celui de Vincent Macaigne aux Césars, ce moment de grâce où le rire s’est mêlé à la révolte, rappelant que face aux spectres qui nous hantent, aux vieux démons qui réapparaissent, il ne faut pas simplement ignorer ou feindre l’indifférence. Il faut crier. Toujours plus fort.
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Roy Ayers est mort le 4 mars, âgé de 85 ans. Et Roy Ayers, pour moi, c’était plus qu’un éminent jazzman : c’était celui qui, plus que quiconque, a écrit la BO de ma vie à Los Angeles ces treize dernières années. Celui qui m’a ouvert les portes du jazz-funk, celui dont l’instrument fétiche (le vibraphone) et les harmonies psychédéliques m’ont fait tripper comme nulles autres. Vous trouvez sa nécrologie ici, et moi je vous propose mes six morceaux préférés. Croyez-moi, il n’y a pas de meilleure musique de dimanche. J.G.
2000 Blacks Got to Be Free (avec le grand Fela Kuti)
Et bien sûr, Everybody Loves the Sunshine (son hit, samplé plus de 200 fois) mais aussi sa reprise sublime par Seu Jorge (cette voix…).