L'opération séduction des Démocrates en direction des hommes
Au programme cette semaine : comment ramener les jeunes hommes à gauche, un opéra jazz sur les "Central Park Five" et une vieille série à vous conseiller. Côte à côte, épisode 16.
Cela n’aura échappé à personne : le parti Démocrate a un problème électoral avec les hommes. Particulièrement avec les jeunes hommes, qui lui étaient largement acquis lors des précédents cycles électoraux et qui ont glissé vers la droite dans des proportions alarmantes en 2024.
Selon l’institut Circle, spécialisé dans l’étude du vote des jeunes, Donald Trump a obtenu 56 % des voix chez les hommes de 18 à 29 ans, contre 42 % pour Kamala Harris. Le résultat est encore plus marqué pour les jeunes hommes blancs (63-35). Et même si les jeunes hommes noirs ont voté en majorité pour Harris (63 %), 35 % est un résultat plus que satisfaisant pour Trump.
Le succès d’influenceurs masculinistes comme Andrew Tate, Jordan Peterson ou Ben Shapiro, omniprésents sur YouTube, TikTok ou Spotify (et évoqués dans notre précédent billet sur les podcasts), traduit une demande de repères identitaires masculins dans un monde perçu comme chaotique. Ces figures de la « manosphere » ont su capter une partie de la jeunesse masculine avec des discours mêlant développement personnel, rejet du « wokisme » et défense agressive de la virilité traditionnelle.
Les démocrates perçus comme “faibles”
Ce gender gap croissant, loin d’être propre aux États-Unis, s’observe dans la plupart des démocraties sondées et agit comme un poison lent pour la cohésion sociale. Aussi, pour tenter d’y répondre, le parti Démocrate vient de lancer une initiative relativement discrète nommée SAM, acronyme de « Speaking with American Men ».
Ce programme expérimental, financé à hauteur de 20 millions de dollars sur deux ans par des donateurs démocrates, est dirigé par Ilyse Hogue (ex-présidente d’un lobby pro-avortement) et John Della Volpe, directeur des sondages à Harvard. Il prévoit des actions de recherche, d’organisation et de communication ciblées sur les jeunes hommes issus de milieux ethniques et sociaux variés.
Selon les premiers résultats publiés cette semaine par Politico, beaucoup de ces jeunes hommes partagent les idéaux politiques des démocrates sur l’économie ou la santé, mais « ne se reconnaissent pas dans les coalitions auxquelles les progressistes prétendent s’adresser », explique Ilyse Hogue. Par exemple, un jeune Latino de Las Vegas interrogé dans le panel reproche à Kamala de mettre en avant les soutiens de Beyoncé ou de Lady Gaga mais « Qu'est-ce que ça a à voir avec moi ? », demande-t-il ? « J’essaie juste de progresser dans la vie. »
En outre, « les démocrates sont perçus comme faibles, tandis que les républicains sont perçus comme forts », observe Ilysa Hogue. Ainsi, un jeune homme d'origine asiatique se plaint de la « masculinité fluide, empathique et sensible » défendue par les Démocrates, préférant la « masculinité traditionnelle, forte et machiste, qui pourvoit des ressources à sa famille », promue par les Républicains.
Le fantasme d’un Joe Rogan de gauche
« On parle souvent de “marée qui soulève tous les bateaux” — autrement dit de politiques bonnes pour tous les groupes sociaux — mais encore faut-il leur faire sentir qu’ils sont, eux aussi, dans le bateau », ajoute Ilyse Hogue. Alors comment faudrait-il s’y prendre pour regagner cet électorat ?
Les dirigeants de SAM exhortent les candidats démocrates à utiliser la publicité numérique non traditionnelle, notamment sur YouTube, les publicités numériques intégrées aux jeux vidéo et les podcasts sportifs et de jeux vidéo. « Les démocrates ne peuvent pas convaincre ces gens s'ils ne parlent pas le même langage que les jeunes hommes », selon Ilyna Hogue.
On en revient, encore et toujours, au fantasme d’un « Joe Rogan de gauche ». Or celui-ci existe déjà, Hasan Piker, alias HasanAbi, star du streaming sur Twitch et capable de parler aussi bien de couverture santé universelle que de fitness. Mais sa proximité idéologique avec Bernie Sanders le rend peu compatible avec un establishment démocrate toujours soucieux de ménager le centre.
« Une perte de temps et de ressources »
La stratégie ciblée de SAM ne fait en tout cas pas l’unanimité au sein du camp progressiste. Amanda Litman, cofondatrice de Run for Something — une organisation dédiée à la formation de jeunes candidats de gauche — met en garde contre une approche trop technocratique du problème. Interviewée par le magazine de gauche The New Republic, elle estime que les démocrates risquent de « chercher une solution politique à ce qui relève avant tout d’une crise culturelle ».
« Tous les problèmes ne se résolvent pas à coup de groupe de parole et de sondages », prévient-elle. À force de vouloir segmenter l’électorat à l’infini, le parti Démocrate aurait perdu de vue l’essentiel : des politiques publiques claires et ambitieuses, susceptibles de parler à tous (la “marée qui soulève tous les bateaux” donc), sans isoler les jeunes hommes comme une « cible à reconquérir ». À ses yeux, la tentation de calibrer des messages sur mesure, testés et retestés par sondage, conduit à l’inefficacité. « Cela risque d’être une perte de temps et de ressources », cingle-t-elle.
Pour elle, l’essentiel est ailleurs : il ne s’agit pas de cibler un groupe au détriment d’un autre, mais de s’attaquer aux causes structurelles des inégalités, comme « le coût de la vie ou l’accès aux soins, qui traversent toutes les catégories démographiques ». Elle appelle à porter un discours capable de « valoriser les hommes sans dévaloriser les femmes », et de prendre en compte la santé mentale sans en faire, une fois encore, « un problème que les femmes devraient résoudre seules ».
Coqs rivaux
En d’autres termes, il ne s’agit pas d’opposer les préoccupations des uns à celles des autres, mais d’élargir le spectre des politiques d’inclusion, sans tomber dans une logique compensatoire. Parler mieux aux hommes, pourquoi pas, personne ne s’en plaindra, mais pas au détriment des progrès obtenus ces dernières années pour les minorités, aujourd’hui particulièrement attaquées par les Républicains.
Shaunna Thomas, fondatrice d’UltraViolet, une association de défense de la justice de genre, s’étonne ainsi dans les pages de The New Republic « de voir à quel point nous nous concentrons sur ces données concernant les jeunes hommes, comme si elles se limitaient à eux, comme s'ils étaient les seuls à vivre cela ». Pour elle, il est donc « absurde de vouloir élaborer une stratégie comme si c'était le cas. »
Au moment même où Trump et Musk, coqs rivaux d’un État glissant chaque jour un peu plus vers le fascisme, viennent de s’écharper de façon spectaculaire, il est triste de constater que les Démocrates n’ont toujours pas, six mois après leur humiliante défaite, de début d’un commencement d’une idée de stratégie d’opposition, et encore moins de personnalité pour l’incarner.
Pas de côté
Une erreur judiciaire devenue opéra
C’est un fait divers glauque et terriblement symptomatique de la fin des années 1980 à New York. Une affaire qualifiée de « crime du siècle » qui hystérisa la presse et le monde politique. Mais alors comment une histoire aussi sordide, de viol et d’agression, a-t-elle pu servir de toile de fond à un opéra ?
Les critiques sont en tout cas dithyrambiques : « Même si vous connaissez l’histoire, c’est une nouvelle perspective, cathartique et épique. Et si vous n’avez jamais vu d’opéra, alors peut-être devriez-vous commencer par celui-ci », écrit le Detroit Free Press.

Cet opéra jazz se fonde donc sur une histoire vraie : celle de cinq adolescents de couleur, accusés à tort d’avoir passé à tabac puis violé une jeune femme qui courait dans Central Park en 1989. Ils ont passé plusieurs années derrière les barreaux.
Le 19 avril 1989, dans un contexte d’insécurité rampante et d’explosion du crack à New York, Trisha Meili part faire son footing du soir. Plusieurs heures après, elle est retrouvée nue, pleine de boue et de sang, bâillonnée et ligotée, dans un ravin du parc. Elle passera 12 jours dans le coma. Le même soir, la police reçoit plusieurs alertes : une bande d’une trentaine de jeunes sème la terreur dans le parc, frappant et volant les passants.

C’est comme ça que cinq jeunes hommes noirs et latinos d’une quinzaine d’années furent arrêtés immédiatement, les tests ADN ne donnèrent rien mais les enquêteurs choisirent de ne pas en tenir compte. Le début d’une terrible erreur judiciaire pour Raymond Santana, Kevin Richardson, Antron McCray, Korey Wise et Yusef Salaam. Un violeur en série a fini par avouer l’agression de la coureuse, dix ans après, il explique aussi avoir agi seul. Une confession confirmée par les tests ADN. Les premiers accusés sont définitivement innocentés en 2002.
Un éditorial à 85 000 dollars
De tout ce drame, Anthony Davis a tiré une œuvre lyrique. Il a même remporté pour cette composition le prix Pulitzer de la musique en 2020. Après un passage à l’Opéra de Long Beach, en Californie puis à celui de Portland, dans l’Oregon, c’est donc l’Opéra de Detroit qui propose le spectacle à son public. « Je veux que les spectateurs puissent ressentir de l’empathie et s’identifier avec les Cinq. C’est une histoire de persévérance », détaille Anthony Davis.
Dans la pièce, une distribution brillante pour jouer les adolescents. Mais aussi un autre personnage inspiré des faits réels : Donald Trump. Que vient donc faire l’ancien magnat de l’immobilier dans cette histoire de 1989 ? Me direz-vous. Eh bien à cette époque, il avait pris la tête d’une meute réclamant justice dans cette affaire ultra médiatisée. Il avait choisi de se payer une tribune pour la modique somme de 85 000 dollars (environ 216 000 dollars actuels). Une page entière dans le Daily News, exigeant le retour de la peine de mort (alors abolie dans l’état de New York depuis 1972) « pour les bandes errantes de criminels sauvages errants » :
« Je veux détester ces agresseurs et ces meurtriers. On devrait les forcer à souffrir et quand ils tuent, les exécuter pour leurs crimes »
D’aucuns considèrent ce qui est alors une très surprenante intrusion dans la sphère publique comme les débuts de Donald Trump sur la scène politique états-unienne. Et lui qui, avant de concourir pour la primaire républicaine en 2015, avait une image plutôt progressiste, avait écrit un texte fort, très strict sur les questions de sécurité.

Pour l’auteur de cet opéra, tout du Donald Trump actuel se trouvait là, dans cette pleine page, la forme comme le fond :
« Il a commencé par diaboliser ces cinq jeunes hommes, exploitant l'animosité raciale sous-jacente et l'anxiété raciale qui existaient à New York. Et depuis, c’est devenu son mantra, qu’il s’agisse de diaboliser les immigrés, les trans ou les homosexuels, quiconque qu’il considère comme différent. »
L’Opéra de Détroit avait choisi de monter cette œuvre il y a 3 ans, à une époque où le retour de Donald Trump dans le bureau ovale semblait n’être qu’une lointaine possibilité. Dans la version originale, le personnage du milliardaire chantait une mélodie, assis sur des toilettes dorées, dans son appartement new-yorkais, du haut de son gratte-ciel : « Dans quel genre de ville sommes-nous ? », chante-t-il. « Quand les braves gens, les braves gens ne se sentent plus en sécurité dans la rue ! Tout ça doit s’arrêter ! Tout ça doit s’arrêter ! Soutenez nos policiers ! Réintroduisons la peine de mort ! »
Des toilettes retirées sans autocensure
La réélection de Donald Trump en novembre dernier a poussé la direction à se poser la question suivante : faut-il poursuivre le projet ? Car le public pouvait se méprendre sur les intentions des artistes ou parce que le locataire de la Maison Blanche pouvait lui-même prendre ombrage d’une telle scénographie, lui qui a décidé dès son retour au pouvoir de prendre en grippe le monde de la culture, de remplacer tout le conseil d’administration du Kennedy Center, une salle washingtonienne, de couper les budgets de nombreux musées ou encore d’imposer 100% de droits de douane sur les films produits à l’étranger.
Mais le Detroit Opera a tenu bon. Seul changement : la séquence qui dépeint Donald Trump. Les metteurs en scène ont choisi de la simplifier et d’oublier le trône doré. Autocensure ? Non, jurent-ils. Ils ne voulaient pas que la presse et le public parlent de cet opéra pour de mauvaises raisons et pour cette seule scène : « L’accent doit être mis sur les cinq de Central Park, pas sur lui. C’est un personnage à part entière de cette histoire mais certainement pas plus important que les autres » , selon Anthony Davis.

Leur but n’était pas d’offrir une critique de Donald Trump ni de le caricaturer. Simplement de donner des faits : « Ils ont pris les mots de Donald Trump et les ont mis en musique. 95% de ce libretto est créé à partir de ce qu’il a réellement déclaré dans cette histoire », confirme Yuval Sharon, directeur artistique de l’opéra de Détroit.
Jamais d’excuses pour Donald Trump
Mais l’histoire ne s’arrête pas à cette tribune, elle se poursuit même aujourd’hui. Les cinq hommes ont poursuivi Donald Trump en justice pour diffamation il y a quelques mois. Durant l’unique débat présidentiel face à Kamala Harris en septembre dernier, la candidate démocrate met le sujet sur la table. Son opposant républicain réplique alors : « Ils ont reconnu les faits, ils l’ont dit, ils ont plaidé coupable. Et moi je dis ‘Eh bien s’ils ont plaidé coupable, c’est qu’ils fait du mal à cette personne, ils ont quand même tué quelqu’un’. S’ils ont plaidé coupable… Après ils ont plaidé non coupable ! »
Sauf que rien ne va dans cette déclaration. D’abord, ils n’ont jamais plaidé coupable, ils ont été condamnés car le jury populaire en a alors décidé ainsi. Ensuite, la victime n’a pas été tuée. Enfin, s’ils ont avoué dans un premier temps, sous la pression infernale de la police et sous les menaces, ils se sont très vite rétractés.
Surtout, Donald Trump a toujours refusé de s’excuser. Pire, il a même répété à plusieurs reprises ces dernières années qu’ils étaient coupables. Selon des journalistes qui le connaissent bien, c’est pour lui le moyen de continuer à semer la confusion dans l’esprit des Américains et d’éviter d’avouer qu’il avait menti ou qu’il s'était trompé à l’époque.
L’opportunité d’un nouveau public, le risque de déranger
Selon Yusef Salaam, l’un des cinq accusés, Donald Trump a été le déclencheur de tout dans cette histoire : de l’hystérie collective, de l’emballement médiatique, de l’enquête bâclée. Après la publication de la tribune, la famille de Salaam a été harcelée et menacée de mort.

L’opéra s’est toujours nourri de faits divers, d’histoires dramatiques issues du réel, à la fois banales et extraordinaires : Tosca de Puccini sur un chef de police qui convoite une chanteuse et fait torturer son amant ou encore Lucia di Lammermoor de Donizetti sur un mariage forcé. Adapter une telle histoire à Détroit, c’est aussi raconter des histoires modernes, plus diverses et espérer faire venir un public plus jeune, différent dans ces grandes salles lyriques, vues encore par beaucoup, aux États-Unis comme en France, comme des temples de la culture impressionnants et inaccessibles.
Mais pour Nataki Garrett, metteuse en scène du spectacle, c’est aussi un risque. Selon elle, toutes les productions qui évoquent « des vérités qui dérangent et notamment les questions de pouvoir et de couleur de peau », sont de plus en plus difficiles à monter. Et cette femme noire sait de quoi elle parle, elle qui fut victime de menaces de mort quand elle dirigeait la compagnie théâtrale OSF (Oregon Shakespeare Festival), à Portland :
« Les histoires que nous racontons en tant qu’artistes ne sont pas les nôtres. Elles appartiennent à l’humanité. Nous sommes des passeurs, c’est tout. Et comment connaissons-nous les horreurs qui ont pu se produire dans le passé ? Parce que certains les ont transmises. C’est notre boulot. »
L’opéra n’a pas subi de retour de bâtons ni de manifestations ni de menaces. L’établissement avait toutefois pris les devants et engagé des agents de sécurité supplémentaires. Pour autant, d’après le ténor Nathan Granner, qui interprète l’un des Cinq, « le climat politique actuel ne va pas pousser les autres à monter cette oeuvre dans les prochaines années ». Mais lui se dit prêt à reprendre son rôle.
Retour de Karma ?
Car la pièce, malgré ses apparences, n’est pas tant politique. C’est avant tout une tragédie grecque, l’histoire de cinq destins brisés. Et des questions. Peut-on se remettre d’une telle erreur judiciaire ? Comment se reconstruire après tant de préjugés et d’années en prison quand la vie commence à peine ?

Les cinq hommes ont obtenu 7,1 millions de dollars chacun (12 millions pour Korey Wise, incarcéré plus longtemps) de la part de la ville de New York en guise de compensation et d’excuses. Depuis, quatre d’entre eux se sont engagés dans un combat sociétal, ils militent pour la réforme du système judiciaire et carcéral new-yorkais. Yusef Salaam a même été élu conseiller municipal démocrate à New York en 2023. Le cinquième, lui, a choisi de vivre loin de Manhattan, loin du passé, loin de la fureur.
En 2023, Donald Trump a été inculpé pour des crimes liés à la falsification de documents comptables, dans l’affaire dite « Stormy Daniels », du nom de cette actrice porno que le clan Trump aurait payée en 2016, afin qu’elle ne raconte pas sa relation sexuelle avec le futur président. L’audience se tint dans la même salle que celle qui vit les Cinq être déclarés coupables en 1991. Après cette première inculpation pénale pour un Président américain, Yusuf Salaam publie un communiqué qui ne comporte qu’un seul mot : « Karma ». Puis, pour jouer le mimétisme jusqu’au bout, il écrit une pleine page dans le New York Times, intitulée « Ramenez la justice et l’équité. Construisons un avenir meilleur pour Harlem ! ». Son but : rappeler les erreurs de Donald Trump dans ce dossier et le fait qu’il ne s’était jamais excusé pour ses attaques injustifiées.
Ce fait divers hors-norme a donné lieu à un documentaire The Central Park Five, présenté au Festival de Cannes en 2012, signé Ken Burns et David McMahon. Ava DuVernay a aussi créé et co-écrit une mini série documentaire pour Netflix, intitulée Dans leur regard (When They See Us). Un livre co-signé par Ibi Zoboi et Yusef Salaam, Mes coups seront mes mots (Gallimard jeunesse, 2021), offre la perspective de l’un des innocentés, en vers libre. Mais aucun cinéaste n’a jusqu’ici adapté cette histoire qui résonne pourtant encore si fort aujourd’hui dans l’Amérique contemporaine.
Wild Palms, Californian Nightmare
En 1993, bien avant que l’Internet domestique ne devienne la norme, avant Trump, la Silicon Valley toute-puissante ou les théories du complot à l’ère algorithmique, Wild Palms est apparue sur les écrans d’ABC. Mini-série hallucinée conçue par Bruce Wagner (romancier et scénariste de Freddy 3 ou Maps to the Stars de Cronenberg) et produite par Oliver Stone, elle n’a duré que cinq épisodes — suffisamment pour synthétiser, avec vingt ans d’avance, les cauchemars éveillés de notre époque.
Inspirée d’un comic strip et située à L.A. en 2007, Wild Palms raconte l’histoire d’Harry Wyckoff, auquel Jim Bellushi prête ses traits, un avocat de L.A. marié, courtisé par son ex (Kim Cattrall, merveilleuse en femme fatale pré-Sex in the City) et plongé malgré lui dans un complot tentaculaire à la Philip K. Dick ou William Gibson (qui fait une apparition dans le premier épisode) mêlant médias, religion et politique.
Au cœur de cette machination : le charismatique sénateur Tony Kreutzer, gourou techno-mystique et aspirant président, magnifiquement interprété par Robert Loggia (qui joue notamment le général dans Independance Day). Marié à une Angie Dickinson terrfiante, Kreutzer est le patron de Mimecom, entreprise à la pointe de l’innovation numérique, qui commercialise une télévision holographique révolutionnaire, rendue sensible au toucher par une drogue psychotrope, la Mimezine.
Le réel et le virtuel fusionnent, impossible de dire ce qui est présent ou projeté, devant soi ou dans sa tête, et les esprits se mettent à vaciller. Bruce Wagner qualifie sa série de « mélodrame masturbatoire et prophétique ». Et c’est bien cela : un soap opera où se croisent sectes cyberfascistes, enfants enlevés, puces informatiques injectées sous la peau, assassinats politiques et rébellion traînant ses guêtres à Venice Beach. Le tout sublimé par une B.O. signée Ryuishi Sakamoto.
C’est bien sûr de la télévision des nineties, avec les codes et les contraintes de l’époque et des moyens moindres que ceux de Twin Peaks. Il faut en tenir compte et ne pas être gêné par la mise en scène parfois un peu kitsch de l’ensemble. Kathryn Bigelow a par ailleurs réalisé un épisode, juste après avoir fait Point Break et avant de réaliser Strange Days.
À l’époque, on parlait de science-fiction baroque ; aujourd’hui, c’est presque un documentaire — particulièrement un documentaire d’Adam Curtis.
Le « villain », Kreutzer, agrège les traits de Trump, Musk, Zuckerberg, plus un zest de Sinatra. Un père à l’égo boursouflé, régnant par le verbe et les écrans. L’entreprise qu’il dirige (et qui ressemble un peu à la Scientologie) vend une liberté illusoire : celle de choisir sa réalité, à condition de s’en remettre à lui — écho glaçant à l’économie de l’attention, au capitalisme de surveillance, à l’infotainment autoritaire.
C’est aussi un chaînon manquant entre David Lynch et Richard Kelly. Du premier, qui sortait alors, en 1993, rincé par l’expérience Twin Peaks (dont Wild Palms a plus ou moins tenu le créneau sur ABC), on retrouve une ambiance hallucinée, et un cast (Jim Belushi, qui jouera 25 ans plus tard dans la saison 3 de Twin Peaks ; Robert Loggia, inoubliable mafieux dans Lost Highway). Du second, qui a sans nul doute été marqué par cette série adolescent, on anticipe la déambulation délirante dans une Los Angeles devenue terre mythique comme dans Southland Tales, et la citation empruntée à un fameux poème de T.S. Eliot :
This is the way the world ends. Not with a bang but a whimper.
Trente-deux ans plus tard, Wild Palms n’a rien perdu de sa puissance psychotrope. La série a tout vu venir — pas parce que Wagner est devin, mais parce qu’il a su écouter le délire du monde. Bien accueillie par la critique, rapidement devenue culte, y compris en France où Arte l’a diffusée en 1996, la série n’est hélas plus distribuée aujourd’hui — il existe uniquement un coffret DVD en rupture de stock depuis longtemps. Il faut donc se le procurer d’occasion, ou le voir par d’autres moyens…