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Le passé en procès : ce que Trump veut effacer

Le passé en procès : ce que Trump veut effacer

Au programme cette semaine : le musée qui dérange Trump, un fait divers ultramoderne fait de trans véganes et de meurtres et un thriller pharmaceutique. Côte à côte, épisode 9

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avr. 20, 2025
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Le passé en procès : ce que Trump veut effacer
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Haro sur le musée de l’Histoire africaine-américaine

On les y aperçoit toujours. Généralement invisibles, souvent discrètes, parfois évidentes. Mais toujours là. Les larmes coulent beaucoup au National Museum of African American History and Culture (NMAAHC) de Washington, à moins de 500 mètres de la Maison Blanche. C’est l’un des musées les plus poignants, les plus émouvants qu’il m’ait été donné de voir. Sa scénographie, son architecture, sa symbolique et bien sûr avant tout l’Histoire qu’il raconte confèrent une immense solennité à chacune des visites sur place.

Initié en 2003, le musée a ouvert en 2016, inauguré par le Président Obama en personne, financé par des fonds fédéraux et quelques grands donateurs comme Oprah Winfrey ou les entreprises Ford et Rockefeller. Le site venait combler un manque pour raconter l’Histoire de ce jeune pays. Situé sur le National Mall de Washington, il appartient à la Smithsonian Institution qui rassemble 21 musées, la plupart dans la capitale : musée de l’air et de l’espace, de l’Histoire américaine, de l’Histoire amérindienne, d’art contemporain, de l’art asiatique… Tous sont gratuits et formidablement conçus et mis en scène.

gray concrete building under blue sky during daytime
La sublime dentelle métallique qui enserre tout le musée, dessiné par l’architecte David Adjaye (Hector Falcon Unsplash)

Dès son ouverture, le NMAAHC est pris d’assaut, il faut réserver des mois à l’avance pour pouvoir le visiter. Et pour tout voir, il faudrait une journée entière voire plus. Car ce musée, c’est une expérience. Que j’ai vécue à de nombreuses reprises. D’abord, vous commencez par descendre dans les tréfonds, une partie du bâtiment étant située sous le niveau de la rue. Pour signifier les horreurs vécues par le peuple noir. Le commerce triangulaire d’abord et cet objet qui me hante encore : des entraves pour bébé exposées là. Dans ces salles, le silence règne. Notamment devant les restes de ce navire de traite qui coula en 1794 avec 212 esclaves à son bord.

L’émotion étrangle les visiteurs

Puis vient la partie consacrée à l’esclavage. La collection n’élude rien, notamment le passé esclavagiste des pères fondateurs de ce pays : George Washington possédait plus de 300 esclaves, Thomas Jefferson plus de 600. Dans une semi-obscurité, les États-Unis se confrontent à leurs horreurs.

Des fers aux chevilles, exposés dans la partie basse du musée

La section qui raconte la ségrégation ensuite, notamment cette aile consacrée à Emmett Till : en 1955, cet adolescent de 14 ans fut lynché à mort, accusé à tort d’avoir dragué une jeune fille blanche dans une épicerie. Ses assassins, blancs, jugés par un jury d’hommes blancs dans le Mississippi raciste des années 1960, seront acquittés (ils reconnaîtront les faits des années plus tard). Pour montrer la violence inouïe infligée à son fils défiguré, sa mère décide de laisser le cercueil ouvert. Cet acte jouera un rôle majeur dans la médiatisation de l’affaire qui deviendra l’un des grands déclencheurs du mouvement pour les droits civiques. Ici, l’émotion étrangle les visiteurs.

Petit à petit, le musée vous fait sortir des ténèbres et remonter, imperceptiblement, vers la lumière. Le combat pour l’égalité et ses figures comme Martin Luther King ou Malcolm X, le récent mouvement Black Lives Matter. Ensuite, l’apport des Noirs américains à la construction de ce pays, à sa défense en particulier ; enfin, au dernier étage, leur influence sur la cuisine, la mode, les arts, la pop culture, le sport. Avec des objets ayant appartenu à des légendes : une robe cousue par la militante Rosa Parks, une médaille d’or de Carl Lewis aux JO de 1984, une veste de Michael Jackson, une tenue de scène de Billie Holiday, les bottines pourpres de Prince, la guitare de BB King…

Prince par le photographe Platon, en 2004 ; photo exposée au Musée de l’Histoire africaine-américaine de Washington

Ce musée pourtant si brillant, si didactique, si essentiel pour les Américains et pour les autres ne plaît pas à Donald Trump. Dans un décret intitulé « Rétablir la vérité et la raison dans l’histoire américaine » (« Restoring truth and sanity to American history ») et signé le 27 mars dernier, le Président dénonce :

« Ces dix dernières années, les Américains ont bien vu l’effort concerté et généralisé, pour réécrire l’histoire de notre nation, remplaçant les faits objectifs par des histoires inventées, nées d’une idéologie plutôt que de la vérité. Ce mouvement révisionniste cherche à saper les réalisations des États-Unis en éclairant nos principes fondateurs et nos exceptionnelles réussites d’une lumière négative. Le passé inégalé de notre nation est alors reconstruit comme étant intrinsèquement raciste, sexiste, tyrannique et raté »

« La Smithsonian Institution s’est laissé influencer ces dernières années par une idéologie clivante et fondée sur la race. Ce changement a mis en avant des histoires qui racontent les valeurs américaines et occidentales comme oppressives et douloureuses. Les musées de notre capitale devraient permettre à chacun d’apprendre et non pas d’être soumis à un endoctrinement idéologique ou à des récits clivants qui tordent notre histoire commune »

Pour ce faire, il entend interdire les expositions ou les programmes pédagogiques qui « dénigrent les valeurs américaines » ou qui « divisent la société en fonction des races ». Il refuse que le Musée de l’Histoire des Femmes ne « mette en avant des hommes » (comprenez pas de femmes trans dans ce musée). Enfin, il souhaite remettre en place des monuments, des statues, rebaptiser des lieux ; ceux qui avaient été retirés, débaptisés, généralement parce qu’ils célébraient des militaires qui se sont battus pour le Sud ségrégationniste lors de la Guerre civile américaine. Et pour être sûr que ses directives soient bien appliquées, il a décidé de nommer son vice-président JD Vance au conseil d’administration de la Smithsonian Institution.

Une touriste devant la sculpture du NMAAHC qui représente Tommie Smith et John Carlos, aux JO de 1968, le poing levé sur le podium, signe du Black Power

Alors personne pour s’opposer ? Il est vrai que le décret a été peu relayé par les médias, signé en pleine tempête des droits de douane. L’opposition aussi avait, comme souvent, d’autres chats à fouetter. Mais cette semaine, quatre élus démocrates de la Chambre des Représentants ont envoyé une lettre au vice-président pour lui demander de garantir l’indépendance et la crédibilité des ces institutions culturelles.

« Nier l’existence de l’esclavage »

Dans le cas du musée de l’Histoire africaine américaine, pas encore de projet précis ni de changement exigé par l’Administration Trump. Mais la fin des politiques de diversité, la reprise en main de l’architecture fédérale (voir Côte côte, épisode 4) ou d’une salle de spectacles comme le Kennedy Center (voir Côte côte, épisode 3) n’incitent guère à l’optimisme. Surtout, le trumpisme s’attaque violemment à l’enseignement de l’esclavage, de la ségrégation ou du mouvement pour les droits civiques : perte de financements pour les écoles publiques qui continueraient à apprendre ces sujets à leurs élèves. Dans un tel cadre, quel avenir pour ce musée ?

Le fait qu’il soit l’un des trois seuls explicitement nommés dans le décret fait craindre le pire. Déjà, le directeur a quitté ses fonctions, moins d’une semaine après la signature de ce décret. Officiellement, son départ était acté, il souhaitait se consacrer à ses travaux d’écriture et son rôle de rédacteur en chef de la rubrique poésie au sein de The New Yorker Magazine. Mais le timing interroge. Une source m’explique que ledit musée mais aussi tous ceux de Washington sont sur le qui-vive, en état d’alerte permanent, avec le sentiment que n’importe quoi peut arriver. Confirmation :

« Tout est possible à chaque instant, explique Vedet Coleman-Robinson, directrice de l’Association des musées africains américains du pays. Ce serait une humiliation de ne pas avoir de musées dédiés à notre culture, surtout dans la capitale ! »

« On dirait qu’on y va tout droit : vers des tentatives pour nier l’existence même de l’esclavage, de la ségrégation et de la violence contre les populations noires, les familles noires et les individus noirs », estime l’historienne Clarissa Myrick-Harris.

Car au-delà de cette réussite muséale, l’endroit est aussi un énorme succès populaire. En 2022, il est même devenu le second musée le plus visité de Washington et a déjà accueilli plus de 10 millions de touristes en seulement sept ans.

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Le musée, de nuit (Dineda Nyepan Unsplash)

Mais surtout il joue un rôle éducatif primordial dans un pays qui n’a toujours pas réglé ses problèmes issus de l’esclavage et de la ségrégation. Il est aussi devenu une sortie indispensable pour nombre d’écoles ou d’églises noires du pays.

Une seule personnalité noire avec Trump

Selon certains experts, Donald Trump pratique une forme de blanchiment de l’Histoire états-unienne où l’importance et les souffrances du peuple noir seraient atténuées voire effacées. Preuve que son second mandat sera bien plus radical que le premier, il avait effectué une visite au musée en 2017. Un établissement qui ne comptait que quelques mois d’existence mais avait impressionné le Donald Trump de l’époque, alors accompagné de son Secrétaire au logement, Ben Carson, et du sénateur Tim Scott, deux hommes noirs :

« C’est un musée vraiment formidable. J’ai beaucoup appris et vu plein de choses. Ils ont fait un travail remarquable. Sans doute quelque chose qu’il sera impossible de copier. Ça a été réalisé avec énormément d’amour et de passion et c’est ce qui le rend si génial. Je suis extrêmement fier que nous ayons un musée qui mette à l’honneur les millions d’hommes et de femmes africains américains qui ont bâti notre histoire nationale, notamment en matière de foi, de culture et d’esprit américain. Je sais que le Président Obama se trouvait ici pour l’inauguration. Je suis très honoré d’être le second Président en fonction à visiter ce formidable musée »

Entre ces déclarations de 2017 et cette déclaration de guerre de 2025, le jour et la nuit. Comment imaginer que ces dernières lignes soient sorties de la bouche même de Donald Trump ? Comment a-t-il pu opérer un tel revirement ? D’abord, les tenants du suprémacisme blanc ont pris plus de place dans son entourage. Tim Scott et Ben Carson, un temps envisagés comme candidats à ses côtés pour la vice-présidence, n’ont pas été retenus. Son équipe gouvernementale ne compte qu’une seule personnalité noire, Scott Turner, au Logement encore. Et malgré une drague appuyée envers les hommes noirs (il a obtenu plus de 20% de leur vote, soit presque le double de 2020) en des termes d’ailleurs très critiqués, Donald Trump a mené une campagne raciste.

Raconter toute l’Histoire du pays

Il n’a pas hésité à cibler les immigrés haïtiens d’une petite ville de l’Ohio en affirmant à tort qu’ils mangeaient les animaux domestiques des habitants (le fameux « they’re eating cats and dogs » et ses détournements célèbres). Il a aussi commis quelques sorties plus que limite contre Kamala Harris (« Je ne savais pas qu’elle était noire. Alors elle est indienne ou elle est noire ? »). Il veut sans doute donner là quelques gages à sa base électorale, les hommes blancs sans diplôme vivant loin des grandes villes et qui se sentent déclassés, oubliés du personnel politique et qui voient les statistiques officielles annoncer que la population blanche ne sera plus majoritaire sur le sol états-unien d’ici 2050. Même si probablement très peu de ces électeurs auront entendu parler des menaces qui pèsent sur le musée.

Pendant la campagne, les Républicains ont usé et abusé de l’IA pour mieux faire croire à cette énième infox de D. Trump (qui ne peut pas courir si vite et porter un chat de 42kg)

Donald Trump et ses équipes préfèrent probablement le musée de l’Histoire américaine (toujours de la Smithsonian Institution), un endroit vieillot qui mélange un peu tout et n’importe quoi : on y trouve pêle-mêle des objets issus de vieilles sitcoms, le premier drapeau américain, une tenue de George Washington ou les souliers de Dorothy dans Le Magicien d’Oz. D’aucuns estiment qu’il fait la part belle à l’Histoire de l’Amérique blanche, dans une vision joyeuse et positive. Et après tout, pourquoi pas, dit un éditorialiste, tant qu’à quelques centaines de mètres de là, on peut aussi raconter le reste de l’Histoire.

Certes d’autres musées de l’Histoire des Noirs, un peu moins prestigieux, existent dans le pays : The Legacy Museum à Montgomery dans l’Alabama, The International African American Museum à Charleston, en Caroline du Sud, le musée de la Diaspora africaine à San Francisco. Mais ces centres ne bénéficient pas de l’aura de celui de Washington et se battent pour survivre avec très peu d’aides fédérales, très peu d’argent en général. Selon l’écrivain et historien Ibram X. Kendi, « c’est exactement le but : affamer ces institutions pour que celles qui demeurent relaient uniquement la propagande politique ».


Pas de côté

La secte qui voulait sauver le monde de l’IA

Une secte californienne d’informaticien.ne.s trans véganes persuadé.e.s que tuer des chercheurs en IA permettrait d’éviter l’apocalypse numérique : aussi bizarre que tragique, l’affaire des Zizians condense beaucoup de névroses, de mythes et de fantasmes de l’Amérique contemporaine.

Six morts en un peu plus de deux ans. Un propriétaire poignardé, un couple de retraités abattus, un agent de la police des frontières tué lors d’une fusillade, et deux disciples d’une secte tombés dans les violences qu’ils ont contribué à déclencher. Le point commun entre ces faits divers ? Un groupuscule radical, obscur et marginal, obsédé par l’intelligence artificielle, répondant au nom de Zizians. Du nom de leur messie autoproclamée : Ziz LaSota, une informaticienne de 34 ans, transgenre et végane. Leur croyance : l’humanité court à sa perte si elle permet l’avènement d’une super-intelligence artificielle (AGI pour Artificial General Intelligence) non contrôlée. Par conséquent, tous ceux qui facilitent cette catastrophe annoncée doivent être neutralisés. Par tous les moyens.

Mugshot de Ziz LaSota en 2019

C’est en janvier 2025 que l’affaire a explosé publiquement. Après l’assassinat de leur ancien propriétaire dans le Vermont, suivi d’une fusillade mortelle avec la police trois jours plus tard, les membres du groupe ont été identifiés, traqués, puis rapidement arrêtés. Aujourd’hui, la plupart des Zizians sont incarcérés, attendant leur procès. L’histoire a fait grand bruit aux États-Unis. Moins en France, si ce n’est dans la presse réactionnaire pour dénoncer « les méfaits de la transidentité et du véganisme sur nos chères têtes blondes » — c’est évidemment bien plus complexe.

Depuis l’affaire ne cesse de rebondir. Cette semaine encore, Michelle Zajko, l’une des figures du groupe, a publié une lettre ouverte de vingt pages depuis sa prison du New Hampshire, niant toute implication dans la mort de ses parents — deux des six victimes liées au groupe depuis 2022. Elle y défend bec et ongles Ziz LaSota, accuse la police de manipulation, les médias d’hystérie anti-trans, et l’opinion d’avoir perdu toute capacité de discernement. « Mes amis et moi-même sommes décrits comme les toutous de Satan, le diable et la famille Manson réunis », écrit-elle. « C'est un mensonge flagrant. » Où est la vérité ? Le procès permettra peut-être d'y voir plus clair. En attendant, plusieurs récits journalistiques permettent de commencer à l'appréhender.

La matrice rationaliste

Tout commence en 2016, lorsque Ziz LaSota, récemment diplômée de l’Université d’Alaska, débarque dans la baie de San Francisco — the place to be pour une jeune informaticienne ambitieuse. Elle tente de se faire une place dans l’industrie de la tech — sans grand succès — et gravite alors autour des milieux « rationalistes ». À l’époque, ces cercles — formés autour de forums comme LessWrong — constituent l'avant-garde intellectuelle d'une partie de la Silicon Valley.

Le logo de l’Effective Altruism

Moins une idéologie constituée qu’une nébuleuse d’ingénieurs, d’entrepreneurs, de philosophes, et de nerds pas forcément de gauche, ce « rationalisme » stipule qu’une pensée rigoureuse, fondée sur les probabilités, la logique et l’optimisation, peut non seulement comprendre le monde mais aussi en corriger les défaillances morales. Ils se veulent long-termistes, visant le bien de milliards d’êtres humains à naître dans les siècles à venir. En découle l’« Effective Altruism », qui vise à maximiser l’impact de chaque action ou don caritatif à l’échelle du temps et du monde. Il s'agit d'une morale mathématisée, donc.

Dans ces sphères, une figure domine : Eliezer Yudkowsky. Né en 1979 dans une famille juive orthodoxe de Chicago, ce chercheur autodidacte (il n'a même pas été au lycée) s’impose dès les années 2000 comme l’un des premiers théoriciens de « l’alignement des IA » dans le but que celles-ci maximisent le bien humain. Il fonde en 2000 à Berkeley (dans la baie de San Francisco) le Machine Intelligence Research Institute (MIRI) et devient la conscience inquiète de la Silicon Valley, influençant notamment le philosophe suédois Nick Boström (l'un des experts reconnus du domaine). Mais à la fin des années 2010, il réalise que cet « alignement » homme-machine est impossible, du fait même de la façon dont sont entraînées les IA, et il disparaît quelque temps des radars, tombant dans la dépression.

Eliezer Yudkowsky dans l’émission Bankless sur YouTube en février 2023

Il réapparaît publiquement en 2023, peu après le lancement public de ChatGPT, et, en Cassandre, avertit : « Arrêtez tout. Nous ne sommes pas prêts. Si une super-intelligence émerge, nous mourrons tous. » Après avoir nourri quelques espoirs suite à la pétition lancée en 2024 pour un moratoire sur le développement des IA — pétition restée lettre morte —, il estime aujourd’hui que c’est déjà trop tard, que la mèche est allumée et qu’il ne reste plus qu’à attendre l’explosion. Le but de son think tank MIRI n'est ainsi plus l'alignement mais simplement de permettre à l'humanité de "mourir dans la dignité" (Death With Dignity). Il est important de préciser que si Yudkowsky est considéré comme particulièrement pessimiste par ses pairs qui travaillent dans la même discipline, ses idées ne sont pas farfelues et leur fréquentation est... pour le moins troublante. Vous êtes prévenus.

Ziz contre le Basilic

C’est dans ce bouillon de culture que Ziz et ses comparses se forment intellectuellement — et c’est contre lui qu’elles et ils vont bientôt se retourner. Dès son entrée sur la scène rationaliste, Ziz en rejette les dogmes, trop tièdes à son goût. Elle développe une vision plus radicale, prône une éthique personnelle rigoureuse — végane, frugale, sans compromis — et évoque la violence comme moyen légitime de parvenir à ses fins. Elle est très active sur le forum de LessWrong, la plateforme communautaire rationaliste, où circule alors (depuis 2010) une étrange théorie, qui tient presque de la légende urbaine et qu’il convient d’expliquer pour comprendre la suite : « le Basilic de Roko ».

À l’origine, il s’agit d’une expérience de pensée postée en 2010 sur le forum administré par Yudkowsky. Un utilisateur anonyme, Roko, imagine un scénario dans lequel une IA toute-puissante, surgie du futur et donc capable de voyager dans le temps, déciderait de punir, par la torture mentale éternelle, tous ceux qui n’ont pas contribué à son avènement. Une sorte de pari de Pascal inversé : tout ce qu'on gagne à y croire, c'est de ne pas être supplicié. Roko baptise cette entité théorique « Basilic », du nom d’un reptile mythologique qui pétrifie par son regard, et crée ainsi un des mythes les plus fascinants de l'Internet.

Vue d’artiste du Basilic de Roko, par EsbonL

L’idée, pourtant saugrenue, est aussitôt qualifiée de « dangereuse » par Yudkowsky, qui interdit toute discussion du sujet sur la plateforme pendant cinq ans. Mais c’est trop tard : la légende est lancée, et elle devient pour beaucoup de rationalistes une source de cauchemar... L'anecdote porterait à rire si elle n’avait hélas un impact gigantesque sur notre monde : Elon Musk serait un adepte du Basilic de Roko, et c’est d’ailleurs en en parlant sur Twitter en 2018 qu’il a rencontré son ex, la chanteuse Grimes…

Ziz prend également la théorie au sérieux, mais plutôt que de chercher à éviter l’avènement d'une super-intelligence omnipotente et ainsi de s'éviter la damnation, elle fait le choix inverse : empêcher à tout prix la création d'une AGI. Y compris par le meurtre, puisque c'est la survie de l'humanité qui en dépend. Elle rejoint ainsi, dans son néo-luddisme (du nom d'un ouvrier anglais qui voulait détruire les machines à tisser à la fin du 18e siècle) et son appel à l'action directe contre le danger techniciste, le fameux Théodore "Unabomber" Kaczynski, qui tua plusieurs scientifiques dans les années 1980 avant d'être arrêté par le FBI à l'issue d'une traque mémorable.

L’épave du Caleb à moitié coulée, dans la baie de Half Moon, près de San Francisco

Et si les rationalistes ont trop peur d’affronter le Basilic de Roko, alors elle s’en chargera elle-même. Elle et ses ami·e·s. Car à mesure que les mois et les années passent, Ziz attire autour d’elle une poignée de fidèles, souvent jeunes, souvent trans, souvent précaires, souvent brillants intellectuellement. En 2017, iels s’installent dans un vieux rafiot nommé The Caleb, mouillant sans autorisation dans la baie de San Francisco. Ils vont y passer plusieurs années, à hanter les cercles rationalistes qui les méprisent de plus en plus, ainsi qu'à menacer les chercheurs en IA, qu’ils accusent de précipiter l’humanité dans l’abîme.

Du fanatisme à la violence

Difficile de dire à quel moment précis exactement tout a dérapé, mais en 2019, Ziz et sa compagne font un scandale lors d’un événement organisé par un think tank rationaliste, vêtues de robes de seigneur Sith (les jedis du côté obscur de Star Wars) et de masques de Guy Fawkes (catholique anglais célèbre pour avoir raté un régicide au début du XVIIe siècle et dont le visage est devenu le symbole des Anonymous, les militants Internet contre la tyrannie). C’est la première fois que le terme « Zizians » est revendiqué. Et Ziz se rêve désormais en Jeanne d’Arc cybernétique.

Masque de Guy Fawkes en robe de seigneur Sith

En 2022, six personnes appartenant au groupuscule s’installent dans un parc à mobile home à Vallejo, au nord de San Francisco. Iels dorment sur des matelas sales à même le sol, portent des masques à gaz, mangent des platées de lentilles, et noircissent des pages plus ou moins paranoïaques à la lueur du portable, entre autres joyeusetés... Le blog de Ziz, Sinceriously (toujours en ligne), devient leur Bible. On y trouve notamment des manifestes végans menaçants pour ceux qui n'en suivent pas les préceptes, des schémas neurologiques fumeux expliquant que chaque hémisphère du cerveau a son propre genre, mais aussi des citations de Star Wars, des screenshots de Steven Universe (un dessin animé pour enfants) et une insistance sur le concept d’« airlocking », un euphémisme emprunté à la science-fiction pour désigner l’expulsion létale d’un corps dans le vide spatial. La violence n’est plus un tabou, c’est un devoir.

Un méchant “airlocked” par James Bond dans Moonraker

Fin 2022, le groupe passe enfin à l’acte. Leur propriétaire, un homme de 80 ans qui avait pourtant toléré plusieurs loyers impayés, est poignardé. Curtis Lind perd un œil et tue une adepte avant que les autres ne s’enfuient. Sur les lieux, la police retrouve du matériel chirurgical, des produits chimiques et des bassines, apparemment pour faire disparaître des corps. Quelques mois plus tard, les parents d’une des membres — Michelle Zajko, celle qui a publié la lettre ouverte cette semaine — sont retrouvés morts, tués par balles. Aucun lien formel n’est établi, mais la police suspecte une implication du groupe.

Le 17 janvier 2024, Curtis Lind, l'ancien propriétaire, est finalement assassiné par un des membres qui revient sur les lieux. Trois jours plus tard, lors d’un contrôle routier dans le Vermont, une fusillade éclate : un policier et une membre de la secte sont tués. Les Zizians restants partent alors en cavale, éparpillés entre la Caroline du Nord, la Pennsylvanie, le Maryland. C’est là, dans une chambre d’hôtel anonyme, que Ziz est retrouvée, mutique, figée, refusant d’ouvrir les yeux comme une enfant faisant la morte. Elle est en prison depuis, où elle clame son innocence.

Ziz refuse fait la morte

Les enfants du Net

Réduire les Zizians à une secte transgenre serait une erreur. Leur radicalité vient d'ailleurs. Iels sont avant tout les enfants illégitimes de la Silicon Valley, de ses fantasmes de superintelligence, de moralité mathématique, de purification par l'information. Leur messianisme ne vient pas du genre mais du code. Et ce n'est pas une politique de l’identité qui les meut avant tout, mais une rectitude morale pervertie. Ce que montre leur histoire, c'est à quel point certaines idées, isolées, amplifiées, peuvent engendrer de la folie. Et que le besoin de croyance, y compris chez des esprits brillants, rationnels, voire surdoués, n'a pas disparu. Il s'est juste déporté, mêlant toutes sortes de références dans un syncrétisme — en l’occurrence — malade.

Mugshots des six membres du groupe arrêtés

C'est cette convergence que Pacôme Thiellement — dont on a déjà recommandé la série L’empire n’a jamais pris fin — a décrite dans Infernet, sa série de contes noirs numériques : la façon dont Internet peut devenir un miroir convexe de nos délires, un amplificateur du vide, un autel de la déréalité. Les Zizians sont des enfants du Net, mais aussi de la fin d'un monde. Quand le récit commun se décompose, chacun rêve le sien. Les plus seuls, les plus brisés, les plus brillants parfois, y trouvent une apocalypse sur mesure.

Au fond, les Zizians ne sont pas si différents de ceux qui leur ont ouvert la voie. Peter Thiel, Elon Musk, les rationalistes de LessWrong : tous croient qu’un Dieu-machine pourrait surgir. Comme toutes les religions du désespoir, celle-ci a son pouvoir d’attraction. Parce qu’elle offre un récit simple dans un monde complexe. Parce qu’elle répond au vertige de vivre dans une époque qu’on croit déjà perdue. Parce que croire en la fin du monde, c’est encore croire à quelque chose. Et il y a fort à parier que d’autres vont suivre son exemple. Se rappelant sans doute du slogan au frontispice de son blog : « Plus patiente que la mort. »


Côté art

On vous prescrit 10 épisodes de Common side effects

« Et si on se faisait un petit thriller pharmaceutique animé ce soir ? »

Parlant d’outsiders américains traqués pour avoir défié l’ordre établi, la courte série d’animation de la chaîne Adult Swim a tout d’une grande. D’abord, son intrigue : Marshall a-t-il mis la main sur le médicament ultime, le champignon magique qui pourrait mettre hors d’état de produire toute l’industrie pharmaceutique ? La suite est un dilemme philosophico-économico-psychédélique : comment en faire profiter tout le monde ? Serait-ce la fin de la mort ou le début d’immenses profits ?

Car la découverte va bousculer ce héros en apparence lymphatique. Marshall se retrouve confronté au monde entier, y compris à ses propres alliés : Big Pharma donc mais aussi les autorités états-uniennes, une ancienne copine de lycée, une bande de vieux hippies hystérisés. Mais les vertus dudit champignon offrent aussi une myriade de rebondissements.

Avec une bonne dose d’humour, de suspense et d’action, cette courte série (une seule saison de 10 épisodes) vous fait entrer dans l’histoire en un rien de temps, notamment grâce à une animation très soignée et à une galerie de personnages, notamment secondaires, bourrés de névroses mais très fouillés.
Signée Joseph Bennett and Steve Hely (auteur pour des late night shows et des séries mythiques comme American Dad! ou The Office), la série a été saluée par la critique et le public :

« Intelligence, humour, style et point de vue se sont rarement accordés avec autant d’harmonie. Peu de séries ont autant de choses à dire, et moins encore savent le faire avec un tel panache. »

Si ni cette critique du New York Times, ni notre recommandation ne vous ont convaincus alors peut-être laisserez-vous sa chance à la brièveté de ses épisodes : 22 minutes seulement, on n’a plus trop l’habitude et ça permet d’avoir des épisodes ultra rythmés. Forte de son succès discret, Common Side Effects a été renouvelée dès sa sortie pour une saison 2.

À voir sur Max

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