Cinq après la mort de George Floyd, Black Lives Matter a-t-il échoué ?
Au programme cette semaine : des questions sur le mouvement BLM, un bilan du cinéma américain à Cannes et The Rehearsal, une série qui ne ressemble à aucune autre. Côte à côte, épisode 15
« Ça n’a quand même pas débouché sur grand chose » : c’est une petite musique qui s’est installée depuis quelques mois autour de Black Lives Matter (BLM, littéralement « La vie des Noirs comptent »). Et qu’on a beaucoup entendue cette semaine, alors que George Floyd a été tué il y a tout juste cinq ans : le mouvement n’aurait été qu’une illusion.
Le 25 mai 2020, George Floyd, un Afro-Américain de 46 ans, est arrêté par la police à Minneapolis, soupçonné d’avoir utilisé un faux billet de 20 dollars. Pendant l’interpellation, le policier Derek Chauvin plaque George Floyd au sol et appuie son genou sur son cou durant 9 minutes et 29 secondes, malgré ses appels à l’aide (« I can’t breathe », « Je ne peux pas respirer »), l’absence de résistance et le fait qu’il ne soit pas armé. Il décédera, asphyxié.
Dans la foulée, à travers tout le pays, jusqu’à 26 millions de personnes se mobilisent, manifestent et réclament justice pour George Floyd, mais aussi pour Breonna Taylor et Ahmaud Arbery, la première tuée par erreur par la police et le second abattu par des hommes blancs qui l’avaient pris pour un cambrioleur alors qu’il ne faisait que courir. Le phénomène BLM se propage même dans plusieurs pays occidentaux.
Contrairement à ce que beaucoup croient, BLM n’est pas né en 2020. Ce groupement d’activistes en lutte contre les inégalités raciales et les violences policières a été créé après l’acquittement de George Zimmerman. En février 2012, alors qu’il sort d’une épicerie avec un paquet de bonbons et une boisson, Trayvon Martin, un adolescent noir de 17 ans, est surveillé par George Zimmerman, une sorte de voisin vigilant. George Zimmerman appelle la police pour signaler un « individu suspect ». Malgré l’ordre de ne pas intervenir, il poursuit le jeune homme, provoque une altercation, tire sur Trayvon Martin, qui meurt sur place.
Le soutien à BLM en chute
Pendant sept ans, Black Lives Matter se fait connaître, tente de médiatiser tous les faits divers qui se terminent de la même façon : la mort sans raison d’une personne noire. Les pancartes BLM se multiplient à travers tout le pays, sur les fenêtres, sur les gazons. Mais c’est l’ampleur des manifestations de 2020, qui va propulser ce sigle sur le devant de la scène. À l’époque, 67% des Américains soutenaient le mouvement et 77% pensaient que c’était une bonne chose que les projecteurs soient braqués sur les questions d’équité et sur les bavures policières.
Mais cinq après, les choses ont changé. D’après une enquête du Pew Research Center, le soutien à BLM a chuté de 15 points. Et seulement 11% des personnes sondées estiment que les choses ont changé favorablement depuis ces immenses rassemblements.
Alors que s’est-il passé ?
Tout d’abord, justice a été rendue. Devant 23 millions de téléspectateurs (le procès a été entièrement télévisé), Dereck Chauvin, le policier auteur de l’étouffement fatal, a été reconnu coupable de tous les chefs d’accusation retenus contre lui. Il a été condamné à 22 ans et demi de prison. Trois autres policiers présents lors de l’interpellation ont reçu des peines allant de 30 à 42 mois de prison, notamment pour non-assistance à personne en danger. Alors que de 2013 à 2022, seulement 2% des décès liés à des policiers avaient mené à des poursuites, ces condamnations avaient été saluées par le Président Biden (« Une peine juste ») ou des militants comme le révérend Al Sharpton : « Nous avons encore des choses à régler, mais cela nous donne l'énergie de continuer à nous battre. »

Mais une étude menée par le New York Times montre pourtant que depuis la mort de George Floyd, les progrès entraperçus n’ont pas été confirmés. Pire, le nombre de personnes tuées par des policiers dans l’exercice de leur fonction a augmenté. En 2024, 1 226 victimes, soit une hausse de 18% depuis 2019. Avec une surreprésentation des personnes noires et des Amérindiens. Ces homicides policiers ont particulièrement augmenté dans les états rouges c’est-à-dire les états républicains.
Une grâce pour le meurtrier de George Floyd ?
Et les signaux envoyés par le pouvoir en place sur ces questions inquiètent les associations. Cette semaine, le Département de la Justice a annoncé qu’il abandonnait les poursuites contre les polices de Minneapolis où George Floyd a été tué et de Louisville où Breonna Taylor fut abattue. Ce ministère avait déjà mis un terme à des enquêtes lancées par l’administration Biden et qui visaient plusieurs autres polices, accusées de violer les principes de la Constitution. Ajoutez à cela la fin des politiques de diversité, dans les services publics comme dans les entreprises. L’administration Trump a notamment vidé de sa substance la section Droits Civiques du Département de la Justice avec un gel de ses activités, un exode massif de personnel et la remise en cause des réformes policières prévues.
Sans parler de l’Arlésienne : le George Floyd Justice in Policing Act. C’est un projet de loi très ambitieux pour réformer la police, proposé au Congrès américain après la mort de George Floyd à l’été 2020. Son objectif était de lutter contre les violences policières, le racisme systémique et d’accroître la responsabilité des forces de l’ordre. Le texte a fini par être adopté par la Chambre des Représentants en 2021 mais n’a jamais été voté au Sénat, principalement en raison de désaccords sur la fin de l’immunité qualifiée, un principe juridique qui protège les policiers et autres agents publics contre les poursuites civiles lorsqu’ils exercent leurs fonctions.
Et puis il y a actuellement, dans la galaxie MAGA, un autre sujet qui monte. Ben Shapiro, un influenceur d’extrême droite, Elon Musk lui-même ou encore Marjorie Taylor Greene, la très radicale élue de Géorgie, réclament rien de moins que la grâce présidentielle de Dereck Chauvin, le policier qui a, rappelons-le encore, posé son genou sur le cou de George Floyd 9 minutes et 29 secondes durant :
« Je suis largement favorable à une grâce pour Derek Chauvin afin qu’il sorte de prison. George Floyd est mort d’une surdose de drogue », écrit Marjorie Taylor Greene sur son compte X.
Elle fait référence au rapport des médecins légistes qui expliquaient que sa consommation de Fentanyl et de méthamphétamine avait pu accélérer sa mort. Cette autopsie officielle conclut toutefois bien à un homicide, résultant d’un arrêt cardio-pulmonaire provoqué par les manœuvres des policiers. Donald Trump ne semble cependant pas près de procéder à cette grâce.
Des lois locales en pagaille
Comme une illustration de toute cette ambiance, la ville de Minneapolis n’arrive toujours pas à savoir ce qu’elle veut faire des lieux du drame. Depuis 2020, le carrefour où George Floyd a trouvé la mort est devenu un mémorial où se rendent badauds et proches. Mais différentes options existent, rien n’a été tranché et le site est pour le moment dans une sorte d’entre-deux et la mobilisation autour du sujet semble faiblir.




Alors le mouvement Black Lives Matter a-t-il failli dans sa mission ? A-t-il été annihilé par le retour du trumpisme au pouvoir ?
Non, d’abord car un problème aussi profond ne peut être résolu en quelques années. Ensuite, parce que, malgré un tableau sombre, il existe déjà quelques enseignements positifs à tirer de cette mobilisation monstre de 2020.
D’après le journaliste spécialisé dans ces questions Garrison Hayes, les BLM ont d’abord permis de renforcer le pouvoir politique et social de la population africaine-américaine. Et si ça ne se ressent pas au niveau de l’état fédéral, les petits changements sont nombreux au niveau local grâce à un nouveau tissu de militants.
Depuis 2020, 30 états ont voté plus de 130 lois sur le sujet : 24 ont banni l’étouffement comme technique d’arrestation, 13 ont renforcé les restrictions sur l’usage de force par les policiers et 4 ont interdit le « no-knock warrant » qui a conduit à la mort de Breonna Taylor : il s’agit d’un mandat de perquisition sans préavis, une autorisation délivrée par un juge qui permet aux forces de l’ordre d’entrer dans une propriété sans frapper ni annoncer sa présence ou son intention avant d’entrer. Toutes ces nouvelles législations ont sans doute permis la statistique suivante : le nombre de victimes de la police qui n’étaient pas armées (comme George Floyd, Breonna Taylor ou Trayvon Martin) a baissé ces dernières années, 53 l’an dernier contre 95 en 2020.
Une fresque BLM effacée à Washington
Depuis 2020, les citoyens ont aussi vu la généralisation des caméras piétonnes sur les policiers, le développement d’une plus grande transparence dans les statistiques, une meilleure prise en charge des cas liés à des troubles mentaux…
Garrison Hayes estime aussi que cela a créé un électrochoc dans la communauté noire et que celle-ci s’est engagée encore plus avant dans les combats. Exemple : la grande surface Target a été boycottée par les Afro-Américains parce qu’elle fait partie des entreprises qui ont décidé, sous l’impulsion du Président Trump, de cesser leurs investissements dans la discrimination positive. Le mouvement vise à faire pression sur le groupe pour qu’il honore sa promesse d’investir 2 milliards de dollars dans des entreprises détenues par des Noirs et place 250 millions de dollars dans des banques noires. Depuis février, la chaîne a connu une baisse de fréquentation de 9 %.
Et puis les militants peuvent parfois compter sur de drôles d’alliés de circonstance. Certains prisonniers du 6 janvier, ces partisans de Donald Trump qui avaient violemment envahi le Capitole et qui ont été condamnés pour cela, se battent désormais parfois pour de meilleures conditions de détention dans les prisons états-uniennes. Même Elon Musk et son DOGE (The Department of Government Efficiency) pourraient aider indirectement le mouvement en soulignant l’inutilité et surtout le surcoût lié à l’enfermement des auteurs de délits et d’infractions liées à la drogue, mais sans violence.
Pas assez ? Sans doute mais c’est un début. Il ne faut pas oublier que toutes ces tentatives pour changer les choses se sont aussi heurtées, partout dans le pays, à la grande résistance des syndicats de police qui ont usé de tous les recours juridiques pour retarder la mise en place de ces lois.
Aujourd’hui, le mouvement Black Lives Matter est moins audible dans l’espace social et médiatique. L’administration actuelle a même mis la pression (notamment par un chantage financier) sur la mairie démocrate de Washington pour qu’elle efface la BLM plaza, une fresque peinte au sol, à 100 mètres de la Maison Blanche. Une décision qui avait choqué mais les travaux de peinture avaient été entrepris sous le regard outragé d’une seule manifestante. Pour autant, cela ne signifie pas que le mouvement est symboliquement réduit au silence, éteint ou éclipsé.
D’autres ont pris le relais, de nombreux élus et des militants de terrain. Il y a eu moins de cas médiatisés ces derniers temps et le groupe mène aussi des actions moins spectaculaires, plus concrètes comme le soutien juridique aux familles ou des campagnes d’éducation populaire. Et puis surtout des bisbilles internes et des problèmes financiers ont démotivé certains militants qui ont préféré rejoindre des ONG plus petites, plus locales. Car le mot d’ordre, lui, n’a pas changé : Black Lives Matter.
Pas de côté
Retour de Cannes : le cinéma américain en panne d’inspiration
De retour du festival de Cannes, j’ai eu envie de faire un état des lieux du cinéma américain à partir de ce qui y a été montré. Un bilan forcément partiel, puisque Cannes n’est plus, depuis longtemps, le meilleur indicateur de tendances de cette cinématographie. Depuis le début des années 2010, on note en effet que les auteurs américains — ou plutôt : leurs distributeurs — préfèrent dévoiler leurs films à Venise, Toronto et Telluride, le trio de festivals qui se tient entre fin août et début septembre, marquant le début de la course aux Oscars. Le carton plein réalisé l’an dernier par Anora de Sean Baker — Palme d’or et razzia d’Oscars — est une exception qui confirme la règle.
Ceci étant dit, les États-Unis restent, après la France, le pays le plus exposé à Cannes, et il est toujours intéressant d’en tirer une photographie instantanée, qui raconte malgré tout quelque chose. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que la photo de 2025 n’est pas brillante. C’est même, de mémoire, un de mes pires festivals (parmi la vingtaine auxquels j’ai assisté) pour ce qui est du cinéma américain, même si quelques films sont à sauver.
Deux auteurs adorés en petite forme
Je commence par celui qui s’en sort le mieux, et qui fut aussi le dernier montré, en toute fin de festival : The Mastermind de Kelly Reichardt, de retour en compétition trois ans après Showing Up. La cinéaste de Portland y suit les pas d’un drôle de type qui passe à côté de sa vie, dans l’Amérique de Nixon au début des années 70. Charpentier, père de famille, voleur d’oeuvres d’art, il entreprend tout en dilettante et rate à peu près tout, demeurant jusqu’au bout mystérieux. Interprété par l’un des jeunes acteurs les plus en vue à Hollywood, Josh O’Connor, ce personnage typiquement reichardtien fascine autant qu’il interroge…
De Wendy and Lucy à Certain Women (superbes portraits de femmes), de La Dernière Piste à First Cow (westerns réinventés), Reichardt a bâti en vingt-cinq ans une œuvre à bas bruit mais essentielle, toujours attentive aux marges de la société américaine. Ce film en mode mineur, malgré son charme et son élégance, n’a toutefois pas marqué les festivaliers — sans doute épuisés au dernier jour du festival, où seuls des films-choc parviennent à tirer leur épingle du jeu — et il est reparti bredouille. Un second visionnage, plus au calme, permettra de se faire une meilleure idée.
Autre grand cinéaste adepte du mezzo voce, Richard Linklater a recueilli beaucoup d’éloges avec sa Nouvelle vague, mais ne m’a personnellement pas convaincu. Il y raconte, par le menu, le tournage en 1959 du premier long-métrage de Jean-Luc Godard, À bout de souffle, qui allait révolutionner le cinéma sans que personne, à part JLG, ne s’en rende compte en le faisant. On voit le cinéaste (excellent Guillaume Marbeck, inconnu au bataillon) et son équipe discuter, filmer, débattre, s’amuser et glander, comme dans Slacker, Dazed and Confused ou Everybody Wants Some!!, ces films-chorales où Linklater excelle à capter la dynamique d’un groupe. Et c’est très sympathique.
Mais aussi parfaitement vain. Il est naturel que le public cannois, composé uniquement de critiques et de professionnels, se soit régalé devant tous ces clins d’œil cinéphiles, aphorismes godardiens et autres sucreries fétichistes. Mais n’y a-t-il pas un contresens à aborder God-Art, le plus irrévérencieux des cinéastes, avec une telle dévotion ? En pastichant la forme godardienne sans en épouser la radicalité, Linklater transforme un brûlot en bibelot.
Un jeune espoir rate la marche et de vieilles gloires s’effondrent
Le cas Ari Aster est plus complexe. Avec Eddington, le jeune auteur hypé, pur produit A24, quitte l’horreur gothique de ses premiers films (Hereditary, Midsommar, Beau Is Afraid, en partie) et part explorer les convulsions d’une petite ville du Nouveau-Mexique au printemps 2020 — ce moment où l’Amérique (la Terre ?) covidée est devenue folle. Dans ce western moderne, avec Joaquin Phoenix en shérif à bout de nerfs, il réussit à décrire très précisément — et avec une grande drôlerie — les mécanismes qui ont conduit le pays au delirium tremens dans lequel il baigne encore, et dont il est permis de douter qu’il sorte un jour prochain.
Complotisme, vieilles rancœurs, racisme ancestral, tartufferies… et surtout (meilleure idée du film), état d’hypnose collective induit par les écrans et les algorithmes... Le constat est parfaitement posé, mais Aster n’en fait rien, ou presque, se contentant de renvoyer toutes les factions dos à dos dans un final grandiloquent. Il signe ainsi un film confus sur la confusion, et rate le grand film politique qui était à sa portée. A sa décharge, le film a été conçu et tourné avant la victoire de Trump, et on le verrait sans doute différemment si Kamala Harris était présidente. C’est un film de 2024 que la catastrophe en cours rend quelque peu anachronique et vain.
Je passe rapidement sur The History of Sound du Sud-Africain Oliver Hermanus, mélodrame gay sur un amour contrarié entre deux musiciens au début du XXe siècle aux États-Unis. Très attrayant sur le papier (notamment grâce à son casting : Paul Mescal et Josh O’Connor, encore lui), mais trop compassé, engoncé et répétitif pour émouvoir.
Autre film de production américaine réalisé par une non-Américaine : l’Écossaise Lynne Ramsay. Die My Love est un ratage à peu près complet. Très attendue après You Were Never Really Here, qui lui avait valu le prix du scénario à Cannes en 2016 (et celui d’interprétation pour Joaquin Phoenix), elle raconte le délitement psychique d’une jeune mère esseulée (Jennifer Lawrence), que son mari (Robert Pattinson) ne touche plus depuis leur installation dans une grande maison à la campagne. On a tout compris au bout de cinq minutes : c’est filmé comme une pub ou un clip des années 90, et Ramsay ne fait qu’appuyer sur le même bouton pendant deux heures, interminables.
Je n’ai volontairement pas vu les films de Wes Anderson (The Phoenician Scheme), Spike Lee (Highest 2 Lowest) et Ethan — sans Joel — Coen (Honey Don’t), mais je fais confiance à mes collègues des Inrocks, unanimes dans leur détestation de ces œuvres paresseuses de vieilles gloires du cinéma d’auteur américain. Leurs derniers grands films respectifs datent d’il y a plus d’une décennie (Fantastic Mr. Fox pour Anderson, Inside Llewyn Davis pour les Coen, Inside Man pour Lee). J’espère qu’ils ont encore quelques cartouches dans leur besace, mais ce n’est pas cette année qu’ils les ont tirées.
Des actrices et acteurs derrière la caméra
C’est en revanche tout à fait involontairement que j’ai raté les deux films d’actrices que sont Eleanor The Great de Scarlett Johansson et The Chronology of Water de Kristen Stewart, tous deux présentés à Un Certain Regard. Là encore, je fais confiance à mes collègues, qui ont aimé les deux films, surtout celui de Kristen Stewart, « d’une beauté sidérante et d’une force radicale ». Voilà qui confirme ce vieil adage cinéphile, qui ne se vérifie pas toujours mais a prouvé sa solidité : les films d’acteurs et d’actrices sont souvent passionnants, particulièrement les premiers. Exemples : Greta Gerwig (Lady Bird), Monia Chokri (La femme de mon frère), Valérie Donzelli (La guerre est déclarée) ou Hafsia Herzi (dont La Petite dernière figure au palmarès cette année).
Il y a en revanche un film d’acteur-auteur que j’ai vu et aimé : Splitsville de Michael Angelo Covino, comédie de mœurs imparfaite mais charmante, également montrée à Un Certain Regard. Elle confirme le talent du cinéaste de The Climb, même si elle ne retrouve pas tout à fait la grâce et l’inventivité de son prédécesseur. Avec son complice Kyle Marvin (qui aurait très bien pu faire partie de la bande à Judd Apatow), également comédien et coscénariste, Covino revisite le sous-genre de la comédie de remariage, transposé ici à l’époque des couples ouverts et des désirs contradictoires. Ça ne tient pas toutes ses promesses, mais c’est drôle, tendre, inventif, et dans l’air du temps.
Un Argentin-américain à suivre de près
Pour finir sur une note positive, il faut parler de Drunken Noodles, tout simplement l’un des trois meilleurs films vus à Cannes cette année, sélectionné par l’ACID, la plus récente et la plus petite des sélections parallèles, qui s’impose année après année comme la plus riche. Son auteur, Lucio Castro, est un « jeune » cinéaste argentin de 50 ans, qui a passé la moitié de sa vie aux États-Unis, où il a tourné ses trois longs-métrages, dont Fin de siècle, sorti en France en 2020. Castro est un vrai indépendant, qui travaille hors des circuits industriels, capable de faire un film avec le budget « fête cannoise » de la plupart des œuvres évoquées ici.
Dans Drunken Noodles, il suit un étudiant en arts venu faire un stage d’été dans une galerie new-yorkaise, qui flashe un soir sur son livreur Deliveroo et le retrouve lors d’un cruising torride dans un parc. Ce début saisissant évoque Ira Sachs (Brooklyn Village) ou Jonas Trueba (Eva en août), mais le récit bifurque vite, s’aventurant sur des landes oniriques plus proches de João Pedro Rodrigues (O Fantasma) ou d’Apichatpong Weerasethakul (Blissfully Yours), voire du réalisme magique de Borges.
Chapitre après chapitre, on glisse dans un labyrinthe de rencontres hasardeuses, de dérives buissonnières, de ruptures de ton et de temps, sans jamais savoir quelle divine surprise va succéder à la précédente. C’est follement libre, sensuel, intelligent — et j’ai hâte que le film sorte en France pour le revoir et en reparler. Comme souvent, ce sont les films hors-système, bricolés dans l’urgence, qui réinjectent un peu de sang neuf dans un paysage moribond.
On va désormais surveiller ce qui se passe à la Mostra de Venise en septembre pour déterminer si 2025 sera une annus horribilis pour le cinéma américain — elle l’est déjà pour l’industrie hollywoodienne, comme on l’évoquait ici — ou si c’est simplement Cannes qui n’a pas su mettre la main sur les bons films. Sont notamment attendus sur la lagune les prochains Paul Thomas Anderson, Bennie et Josh Safdie (mais séparément, avec un film chacun, puisque les deux frères géniaux sont en froid), Chloé Zhao ou encore Kogonada… La suite dira donc si Cannes a manqué le train, ou si le train est resté à quai.
Côté art
Plus que jamais avec The Rehearsal, Nathan est pour vous
Ne passons pas par quatre chemins : Nathan Fielder est un des grands artistes contemporains, et un des rares inventeurs de forme au sein d’une industrie dont l’âge d’or est maintenant derrière elle. Avec la deuxième saison de The Rehearsal, qui vient de s’achever après six épisodes, il prouve une nouvelle fois son génie, rejoignant Ricky Gervais, Louis CK, Jerry Seinfeld et Larry David au panthéon des comiques anglo-saxons.
Vous ne le connaissez pas ? C’est que son œuvre est jusqu’ici restée plutôt confidentielle en France, puisqu’il a fallu l’arrivée de la plateforme Max (anciennement HBO) pour qu’elle y soit enfin diffusée. Avant The Rehearsal, Fielder a fait ses armes sur Comedy Central avec les quatre saisons de Nathan For You, de 2013 à 2017. Deux mots sur cette autre merveille de cringe comedy, avec laquelle il a mis au point son style unique.
Singeant les codes des émissions de coaching, le comique, « diplômé de l’une des meilleures écoles de commerce du Canada, avec de très bonnes notes », y venait en aide à des commerces en difficulté, censé trouver l’idée de génie qui les sauverait de la faillite. Les moyens mis en œuvre étaient ahurissants, et l’absurdité des scénarios toujours plus poussée, de saison en saison.
Avec son allure de jeune étudiant peu sûr de lui, sa timidité parfaitement exploitée et son sens de la répartie pour créer la gêne partout où il passe, Nathan Fielder joue de sa personnalité glaciale et maladroite avec un génie comique rare, révélant autant les folies du monde entrepreneurial que la fragilité humaine des anonymes qu’il filme.
Il propose par exemple à une station-service en détresse de vendre de l’essence à prix cassé, à condition d’aller chercher un bon de remboursement au sommet d’une montagne. Ou encore, pour obtenir de la main-d’œuvre gratuite pour un déménagement, il va jusqu’à faire croire que c’est une méthode de musculation en vogue. Certains de ses pièges sont allés très loin et ont trompé jusqu’aux grands médias américains. Comme la fois où, se basant sur la loi sur la parodie, il a renommé un café de Los Angeles “Dumb Starbucks” pour attirer le chaland.
Revenons à The Rehearsal — La Répétition en français. L’idée est simple, mais vertigineuse : rejouer encore et encore un moment de sa vie — une conversation, un aveu, une dispute — jusqu’à trouver la version « parfaite ». Pour ce faire, Fielder reconstruit des décors grandeur nature, embauche des acteurs pour incarner les proches, et pousse l’obsession du contrôle jusqu’à l’absurde — avec la puissance économique de HBO, qui lui laisse carte blanche, du moment qu’il ne dépasse pas le budget.
Dans la première saison, qui semblait s’écrire en se fabriquant et se trouver au fur et à mesure, il aidait notamment une femme à décider si elle voulait avoir un enfant, tout en s’improvisant père de substitution dans une fausse maison où l’on changeait les enfants en fonction de l’heure pour respecter la législation californienne. C’était absurde, hilarant, moralement douteux, et complètement addictif.
Mais ce n’était au fond qu’une répétition pour la deuxième saison, qui pousse les curseurs encore plus loin. Fielder s’attaque cette fois-ci à un problème d’apparence technique afin de « sauver l’aviation civile » : certain que la communication défaillante entre pilotes et copilotes est une cause méconnue de nombreux crashs, il entend améliorer celle-ci.
Autour de ce postulat, il a bâti une machine d’une ampleur insensée, recréant un aéroport et des cockpits en studio, simulant des accidents, faisant répéter à des copilotes des conversations avec leurs compagnes pendant des vols fictifs, clonant des chiens pour comprendre l’héritage éducatif, organisant un concours de chant inspiré de Canadian Idol (où il a bossé à 23 ans) pour aider des copilotes à apprendre à dire non, etc… Plus la saison avance, plus les hypothèses sont tordues et les moyens mis en œuvre pour les vérifier gigantesques. Et c’est de cet écart que naît le vertige.
En somme, The Rehearsal n’est pas une simple série, mais un laboratoire d’expérimentations existentielles où l’absurde devient un outil de vérité. Fielder y rappelle que la vie est un chaos impossible à maîtriser, que nos tentatives de tout prévoir sont des leurres, et que c’est précisément dans cette impasse que réside notre humanité.