Droits de douane pour le cinéma : iceberg en vue pour le Titanic hollywoodien ?
Au programme, cette semaine : Donald Trump et Hollywood, un certain Ronald Grump, l'audiovisuel public dans la tourmente et Mission Impossible. Épisode 13
Depuis janvier, on s’interrogeait — y compris dans ces pages — sur l’utilité des trois « ambassadeurs spéciaux pour Hollywood » nommés par Donald Trump peu avant sa prise de fonction. Leur mission (impossible ?) : « rendre l’industrie du film plus grande, meilleure et plus forte que jamais ».
On vient d’en avoir un charmant aperçu : le 4 mai dernier, l’un d’eux a soufflé à l’oreille présidentielle une idée qui pourrait bien bouleverser les équilibres du cinéma mondial. Et aussitôt après, Donald Trump a posté sur son réseau social Truth Social le message suivant :
« L'industrie cinématographique américaine est en train de mourir à vue d’œil. D'autres pays proposent toutes sortes d'incitations pour attirer nos cinéastes et nos studios hors des États-Unis. [...] J'autorise le ministère du Commerce et le représentant américain au Commerce à engager immédiatement la procédure d'instauration d'un tarif douanier de 100 % sur tous les films produits à l'étranger entrant dans notre pays. NOUS VOULONS À NOUVEAU DES FILMS FABRIQUÉS EN AMÉRIQUE ! »
Des conséquences potentiellement catastrophiques
À l’origine de cette idée brillante, on retrouve Jon Voight — star octogénaire de Deliverance, Midnight Cowboy ou plus récemment Megalopolis, républicain de tout temps et père brouillé d’Angelina Jolie — qui s’est rendu à Mar-a-Lago pour convaincre Trump que l’heure était grave.
« Dieu merci, le président se soucie d'Hollywood. Il éprouve un profond amour pour le cinéma. Il faut se retrousser les manches. On ne peut pas laisser [Hollywood] s'effondrer comme Détroit », a-t-il déclaré à Variety.
Mais selon Deadline, Voight aurait d’abord proposé une réforme plus structurée : un crédit d’impôt fédéral de 10 à 20 %, cumulable avec les incitations locales, et une pénalité pour les tournages à l’étranger équivalente à 120 % de l’avantage fiscal perçu hors du pays. Mais après passage par le moulinet trumpien, il ne reste qu’un slogan : « 100 % de taxes ! » — sans calendrier, ni base légale, ni concertation…
Les conséquences d’un tel tarif douanier restent hautement spéculatives, mais elles pourraient être catastrophiques… À condition que quelqu’un parvienne à comprendre de quoi il s’agit exactement.
Sur quelles bases seraient calculés ces droits : coûts de production ? recettes ? billetterie ? S’appliqueraient-ils aussi aux plateformes de streaming et aux productions télévisées, ou seulement aux films pour le grand écran ?
Que deviendraient les blockbusters comme Mission: Impossible – Final Reckoning (qui vient de faire sa première à Cannes et dont je pense le plus grand bien, à lire plus bas), tourné entre Londres, Malte, la Norvège, l’Afrique du Sud, l’Arctique et l’Italie ? Et les coproductions internationales ?
Que va-t-il advenir des films d’action fauchés tournés en Roumanie ou en Bulgarie, où des stars sur le déclin (typiquement celles que Trump affectionne) tournent pour le marché VOD américain dans des conditions fiscales et salariales imbattables ?
Et quid des films d’auteur étrangers ? Un cinéphile de New York ou Los Angeles devra-t-il payer son ticket plus cher pour aller voir un film de Justine Triet ou de Bong Joon-ho ?
Bref, il s’agit d’un « plan » à la Trump : maximaliste, flou, et potentiellement explosif.
Los Angeles, nouvelle Détroit ?
L’inquiétude exprimée par Voight et Trump n’est toutefois pas sans fondement. À l’instar de Détroit, vidée de ses usines par la robotisation et les délocalisations à partir des années 1980, Los Angeles voit ses plateaux se vider depuis deux ans — c’est-à-dire depuis la grève des scénaristes et des acteurs.
Au profit de Londres, Vancouver, Budapest, Wellington, ou même Atlanta ou Albuquerque, où des crédits d’impôts avantageux ont été mis en place depuis longtemps, et où des infrastructures de tournage et de post-production, ainsi que des techniciens qualifiés, sont disponibles.
Quelques statistiques alarmantes :
Parmi les dix films nommés aux Oscars 2024, seuls trois avaient été intégralement tournés aux États-Unis.
Selon une enquête ProdPro menée auprès des dirigeants de studios sur leurs lieux de production préférés pour 2025-2026, les cinq premiers choix se situent hors de la Californie.
Le nombre de jours de tournage à Los Angeles, enregistrés par FilmLA, l’organisme chargé de distribuer les autorisations de tournage, n’a jamais été aussi bas depuis trente ans, à l’exception de 2020, en pleine pandémie. Et le chiffre ne cesse de baisser.
L’exode des gens de l’industrie, dont beaucoup ont été affectés par les incendies de janvier, est massif. Début 2023, un tiers des emplois américains dans le cinéma ou la télévision étaient localisés à LA ; ils étaient moins d’un quart à la fin de l’année 2024, et sans doute encore moins aujourd’hui. Avec un taux de chômage avoisinant les 20% dans le secteur, il n’y a pas un mois sans que j’entende personnellement parler d’un technicien qui quitte la ville ou se reconvertit.
Face à cet exode, le gouverneur de Californie a tenté de reprendre la main. En mars, Gavin Newsom a ainsi proposé de doubler le crédit d’impôt local, pour le porter à 750 millions de dollars par an. La maire de Los Angeles, Karen Bass, a également mis sur la table une enveloppe de 15 millions pour retenir les productions. Des mesures bienvenues et soutenues par le lobby des studios, la Motion Picture Association (MPA) ainsi que par les grands syndicats corporatistes (DGA, SAG-AFTRA, WGA), mais jugées insuffisantes par les experts.
D’où la nécessité d’une politique fiscale fédérale intelligente pour « sauver » Hollywood. Et certainement pas d’un coup de marteau douanier par Donald Thor.
Diplomatie bilatérale du cinéma
Sauf que, deux semaines après l’annonce tonitruante de ce dernier, Trump est passé à autre chose (la tournée des chèques au Moyen-Orient) et nul ne sait si sa proposition originelle est encore sur la table.
Aussi, tandis que la poussière est en train de retomber, le secteur supplie désormais le président de revoir sa copie. Une lettre ouverte, signée par Jon Voight, Sylvester Stallone (un autre des fameux « ambassadeurs »), la MPA et plus d’une trentaine d’organisations du secteur, lui a été adressée le 12 mai. Elle réclame notamment : un élargissement des déductions fiscales pour les dépenses de production ; le retour d’un dispositif de l’ère COVID permettant d’amortir les pertes d’exploitation sur cinq ans ; une harmonisation fiscale pour limiter les effets de dumping entre États… Et nulle mention des droits de douane.
Le 14 mai, un autre projet est sorti du chapeau de Mel Gibson (le troisième ambassadeur, qui ne voulait pas rater cette occasion de se faire remarquer). Son ami Andrea Iervolino, un producteur italo-canadien et soutien affiché de Trump, a proposé un traité de coproduction entre les États-Unis et l’Italie, pour encourager les producteurs italiens à venir tourner aux États-Unis en échange de conditions favorables pour les Américains en Italie. Le projet reste flou, aucun cadre législatif n’a encore été proposé, et les guildes n’ont pas été consultées.
Mais l’idée d’une diplomatie bilatérale du cinéma pourrait faire son chemin— à condition, on s’en doute, qu’elle serve davantage les intérêts de Mel Gibson (qui prévoit déjà de tourner son prochain film en Italie) que ceux de Nanni Moretti (au hasard). L’Italie de Meloni pourrait ainsi servir de modèle pour d’autres pays européens…
Mexican Stand Off
Et la France alors dans tout ça ? Depuis la bataille pour « l’exception culturelle » en 1994 et ses multiples itérations depuis, nous veillons à nous protéger du cinéma américain, ce qui a permis à notre industrie d’être la plus forte du continent. Que les Américains, jadis si prompts à vanter le libre échange cinématographique, soient désormais sur une ligne protectionniste ne manque donc pas d’ironie.
Pour autant, Hollywood reste puissant puisqu’il représentait en 2024 36,7 % des entrées dans les salles françaises (en baisse par rapport à 41,2 % en 2023). La part du cinéma français sur le marché américain est en revanche négligeable, bien que quelques productions (notamment celles de Luc Besson) parviennent de temps en temps à s’y faire une place. Ce marché ne comptait ainsi en 2024 que pour 6 % des recettes internationales du cinéma français.
Les Américains auraient donc plus à perdre que nous à une guerre commerciale cinématographique. Si les mesures de Trump et de ses ambassadeurs venaient à se concrétiser, nous serions en tout cas plus légitimes pour protéger encore plus notre industrie. Mais dans l’état actuel des choses, un grand flou domine.
La première question à se poser, c’est : est-ce que Trump a réellement envie de défendre les intérêts d’Hollywood dans un élan patriotique ou est-ce qu’il compte au contraire se venger de cette industrie « liberal » qui l’a toujours pris de haut (malgré les récentes génuflexions de Disney ou de Paramount), en enfonçant le dernier clou dans son cercueil ?
La seconde question, c’est que va faire l’Europe ? Serions-nous prêts, en cas de durcissement des relations, à nous sevrer des contenus de plus en plus médiocres émanant des plateformes de streaming et des studios hollywoodiens ?
Alors que le festival de Cannes bat son plein, l’industrie du film retient son souffle au milieu de ce « Mexican Stand Off » à la Sergio Leone.
Pas de côté
Qui a peur de Ronald Grump ?
Elmo a été viré. Viré. C’est lui qui l’a annoncé sur son profil LinkedIn. Oui, Elmo la marionnette de l’émission américaine pour enfants Sesame Street.
« Malheureusement, Elmo vient d’être licencié à cause des coupes budgétaires fédérales. Elmo travaillait Rue Sésame depuis 45 ans. Elmo est triste. Elmo aimait la Rue Sésame. Ses amis Big Bird, Cookie Monster, Bert, Abby, Grover, Count et tous les autres vont manquer à Elmo. Elmo étudie de nouvelles opportunités »
Le texte parodique n’a pas été publié par le compte officiel d’Elmo. Mais avec le lien vers une pétition pour soutenir l’audiovisuel public, la publication a été vue sur tous les réseaux sociaux des dizaines de millions de fois. Preuve de l’ampleur du séisme qui secoue le paysage audiovisuel américain.

Car Sesame Street, c’est un monument. L’émission démarra le 10 novembre 1969 et continue à ravir les petits Américains. 95% des moins de 3 ans regardaient le programme en 1995. La série a remporté 222 Emmy Awards (les récompenses de la télé américaine, l’équivalent des 7 d’or si vous avez la réf’). En France, l’émission a été adaptée depuis les années 1970 par plusieurs chaînes et sous plusieurs formats, sans jamais atteindre le statut d’institution dont elle jouit aux États-Unis (sans doute parce que les tout-petits vont à la maternelle en France). 140 autres pays diffusent ou proposent leur propre version des aventures de la Rue Sésame. Ses marionnettes sont des stars, leurs produits dérivés présents partout.
« Anti-américanisme sur les ondes »
L’émission a été créée sur la chaîne publique PBS avec un objectif pédagogique : occuper intelligemment les enfants des banlieues défavorisées, notamment les plus jeunes qui ne vont pas à l’école. De nombreuses études sociologiques ont démontré que Sesame Street avait un effet positif sur ses jeunes téléspectateurs et tirait vers le haut toute l’industrie des programmes jeunesse. Pour comprendre le poids des héros dans la société états-unienne, un exemple : le partenariat avec « Eat brighter! », une campagne pour manger plus sainement, a permis d’augmenter de 5,3 % les ventes de fruits et légumes chez certains distributeurs. Sesame Street, c’est une marque puissante.
Mais alors pourquoi un programme plébiscité par les parents et leur progéniture et réputé qualitatif est-il menacé de suppression ? La réponse tient, comme toujours, en deux mots dans cette Amérique de 2025 : Donald Trump. Il a décidé de couper les vivres à la radio publique NPR et à la télévision publique PBS.
Dans un premier temps, une commission parlementaire sobrement intitulée « Anti-américanisme sur les ondes : les dirigeants de NPR et PBS doivent être tenus pour responsables » et menée par la tout aussi sobre Marjorie Taylor Greene, élue d’extrême droite de Géorgie, accusait les réseaux publics américains de ne pas être patriotes, d’être même communistes et de laver le cerveau des enfants, notamment pour les pousser à devenir trans. La Représentante n’a jamais dû regarder cette chaîne ni ses documentaires pointus.
Et il y a quelques jours, Donald Trump a signé un décret : « Pour en finir avec le financement par les contribuables de médias subjectifs ». Il interdit à la Corporation for Public Broadcasting, l’organisme non gouvernemental chargé des médias publics, de financer les deux chaînes. Pourquoi ? Extraits dudit décret :
« NPR et PBS sont partisans et nourrissent une propagande de gauche avec nos impôts, ce qui est très inapproprié et constitue une utilisation impropre de l’argent du contribuable (…). Le paysage médiatique a changé et rend le financement de médias par l’État totalement obsolète, inutile et dangereux pour l’indépendance journalistique (…). Donald Trump fait tout ce qui est en son pouvoir pour que l’argent du contribuable ne soit plus gaspillé dans des projets progressistes accessoires, mais qu’il serve plutôt aux Américains qui travaillent dur. »
Des médias publics avec très peu d’argent fédéral
Le reste du décret est une suite d’infox, d’approximations, d’études non sourcées et d’attaques en tous genres pour justifier cette décision. Selon le texte, la radio aurait ainsi refusé de couvrir les origines de la pandémie de Covid19. Sont aussi désignés à la vindicte populaire des reportages précis comme celui diffusé un jour de Saint-Valentin sur les animaux queer : des rennes non-binaires et des limaces hermaphrodites. Ou cette émission de télé pour les 3-8 ans qui avait invité une drag queen, sur PBS à qui il est aussi reproché d’avoir coproduit une série documentaire sur un adolescent trans, Real Boy. Ou un débat avec CNN sur le racisme chez les enfants après la mort de George Floyd. Et qui aurait utilisé (on ne sait pas quand) 162 fois le mot « extrême droite » contre seulement 6 fois le terme « extrême gauche ».
Bref les deux médias coupables de tous les maux qui recouvrent l’agenda de Donald Trump : ils sont accusés du grave crime de « propagande woke », d’être affiliés au Parti Démocrate. Cela permet au Président de s’adonner à son passe-temps favori, taper sur les journalistes et la presse.
Pour tout comprendre de ce dossier, il faut savoir que le statut des médias publics est très particulier aux États-Unis, la fin des subventions fédérales n’implique pas forcément l’arrêt des diffusions. Pour NPR, les fonds fédéraux ne représentent qu’environ 1% de son budget ; c’est 15% pour PBS. Cette dernière est, par exemple, principalement financée par les cotisations des stations partenaires, les revenus de distribution, les soutien de mécènes et les dons de téléspectateurs. La CPB fournit des fonds fédéraux à PBS pour une partie des programmes nationaux qu’elle diffuse ainsi que pour l’infrastructure qui permet de distribuer le contenu et les alertes d’urgence. Sans cet argent, la chaîne est toutefois en grave danger.
SZA et Michale B. Jordan à la rescousse
Les réactions ne se sont pas fait attendre. La patronne de PBS estime que ce décret est illégal et « menace notre capacité à servir le public américain avec des programmes éducatifs comme nous le faisons depuis plus de 50 ans ». La radio NPR a publié ce qui suit : « Nous défendrons de toutes nos forces notre droit à fournir une information essentielle, des services de proximité et d’intérêt général au public américain. Et nous combattrons ce décret par tous les moyens possibles. » Selon un sondage, moins d’un quart des Américains se dit favorable à cette décision. Mais là encore et contrairement à 2017 où les deux médias publics étaient déjà menacés et avaient été largement soutenus, silence radio chez les stars cette fois.
Ça bouge un peu plus autour de Sesame Street. L’émission, habituée à recevoir des vedettes, compte sur une impressionnante distribution pour sa 55e saison, une forme de soutien de la part du gotha : les chanteuses SZA et Samara Joy, l’acteur Michael B. Jordan, l’artiste country Chris Stappleton ou encore l’ancienne championne de tennis Billie Jean King. Plus en profondeur, certains experts redoutent un impact sur l’éducation (preuve aussi que le système pèche en bien des domaines, s’il doit se reposer sur un programme TV). Ainsi pour la patronne d’une ONG qui défend l’équité raciale et éducative détaille :
« Cela risque d’affecter les enfants qui dépendent de médias intelligents et valorisants pour l’apprentissage de la lecture, du calcul, le développement émotionnel et la construction de l’identité. La perte de Sesame Street, même partielle, creuserait le fossé des opportunités. L’accessibilité de l’émission via la télévision publique a historiquement permis de combler les lacunes d’apprentissage chez les enfants n’ayant pas accès à la maternelle ou à un apprentissage structuré précoce. »

L’émission avait déjà été victime de coupes budgétaires en janvier puisqu’elle bénéficiait de subventions de USAID, l’agence américaine pour le développement (pour travailler sur des émissions en langues étrangères). Sans compter la fin de l’accord de 30 millions de dollars avec la plateforme de HBO, MAX, pour une codiffusion du programme. Le partenariat a pris fin en 2024 sans être renouvelé.
4 Donald Trump en 56 ans
Donald Trump attaque donc les médias publics comme il a auparavant visé les musées de Washington ou la salle de spectacles, le Kennedy Center. Sauf qu’il mènerait là, en plus, une vendetta toute personnelle. Pas vraiment contre PBS ou NPR mais contre Sesame Street. L’émission a pris pour habitude de singer les icônes de la culture pop, les personnalités qui font l’actualité : la marionnette guitariste Floyd a été nommée ainsi et habillée telle qu’elle est en référence à l’album Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band de The Beatles. De nombreuses parodies de films ou de séries TV comme The Hunger Games, Game of Thrones ou Mad Men ont été réalisées par les marionnettes.
Et en 56 ans, à 4 reprises, Sesame Street a intégré des personnages qui ne sont pas sans rappeler un certain Donald Trump :
En 1988, Ronald Grump est une marionnette à la mine patibulaire, un magnat de l’immobilier qui entend remplacer la Rue Sésame par un gratte-ciel nommé Grump Tower. Cet odieux personnage roule les marionnettes dans la farine, mais elles finissent par racheter le terrain et enferment le sieur Ronald Grump dans une poubelle qu’elles font rouler loin de leur joyeux quartier. Allégorie (sketch à voir ici).
En 1994, dans une émission spéciale pour les 25 ans du programme, Joe Pesci incarne Ronald Grump. Toujours plus sournois et avide d’argent, Ronald Grump revient cette fois pour transformer toute la célèbre Rue Sésame en Grump World. « Je vous adore, vous méritez le meilleur. Faites-moi confiance, vous n’allez pas le regretter. Des appartements flambant neufs, et même un concierge ! » Mais face à l’opposition des habitants, il perd son sang-froid : « D’accord, c’est bon. J’ai essayé d’être sympa mais vous n’écoutez rien. Alors vous je vous donne deux semaines pour préparer vos affaires et déguerpir ! » Encore une fois, les marionnettes l’emporteront à la fin (sketch à voir ici).
En 2005, les scénaristes imaginent Donald Grump, un « Grouch » c’est-à-dire un râleur, un grincheux. La marionnette et sa houppe orange hurle et se vante : « Je suis Donald Grump et je possède bien plus de poubelles que vous tous réunis ! » Pour l’aider à trier toutes ses poubelles, il cherche un apprenti. Parodie assez réussie de la télé-réalité The Apprentice animée par Donald Trump à la télé américaine. Mais il refuse d’embaucher le gagnant à la fin, Elmo, jugé trop compétent (sketch à voir ici).
En 2005 toujours, la Donald Trump muppet fait son apparition pour un passage éclair.
De gauche à droite, de haut en bas : Ronald Grump Grouch sur sa Grump Tower ; Joe Pesci irascible en Ronald Grump ; Donald Grump cherche The Apprentice et enfin la Donald Trump Muppet et sa chevelure orange
Huit autres références ou blagues sur l’homme d’affaires ont été répertoriées dans l’histoire du show. Et d’après certains échos, de journalistes, de proches, il aurait mal vécu ces parodies, particulièrement celle de Ronald Grump qui le dépeignait en roi de l’ordure. De là à définancer toute une chaîne publique simplement pour se venger après cette vexation personnelle, il n’y a qu’un pas que certains ont franchi. Il convient toutefois de noter qu’aucune déclaration de l’actuel Président états-unien ne va en ce sens, ni avant ni maintenant. La Maison Blanche ainsi que les autorités de l’audiovisuel public se sont refusées à tout commentaire sur le sujet. Quant à l’émission, sans se prononcer directement sur le fond, elle a publié ce communiqué :
« Ronald Grump n’est plus réapparu depuis 20 ans, bien avant que le Président Trump n’arrive au pouvoir. Sesame Workshop (la boîte de production de Sesame Street, NDLR) est une organisation à but non lucratif, apolitique et qui, à travers les 55 années de son histoire, a parodié un nombre incalculable de personnalités, d’émissions télé, et ce toujours dans le cadre de notre mission éducative, afin d’aider les enfants à grandir en devenant plus intelligents, plus forts et plus gentils »
Mais les internets s’en sont mêlés, à coups de mèmes et de rediffusions des extraits en question et le verdict est sans appel : Donald Trump est coupable de vengeance. Même le Saturday Night Live a fait dire à son faux Donald Trump qu’Elmo avait été expulsé par les agents de l’immigration vers le Salvador : « Et il ne reviendra pas ! »
Des actions en justice contre la Maison Blanche
Les deux canaux publics et l’émission culte sont gravement menacés mais leur fin n’est pas encore actée. Et nul doute que Sesame Street pourrait trouver refuge sur une autre chaîne, privée.
Surtout, une fois encore, Donald Trump outrepasse ses droits avec ce décret, signé uniquement pour les besoins de la communication présidentielle. En effet, le Congrès a déjà approuvé le budget de la CPB jusqu’en 2027, ce qui limite la portée immédiate du décret. Car le financement fédéral de la CPB, et donc de PBS et NPR, est décidé par le Congrès, qui détient le pouvoir budgétaire. Cette séparation des pouvoirs signifie que l’exécutif ne peut pas, par décret seul, supprimer immédiatement les fonds déjà votés par le Congrès. De plus, cette décision est susceptible d’être contestée en justice. La CPB a déjà intenté une action contre la Maison Blanche pour d’autres tentatives d’ingérence.
Toujours est-il qu’avec ce décret, Donald Trump continue la mise en action froide de son très radical Project 2025 avec la casse du peu de services publics que comptait ce pays et la mise au pas du monde médiatique et culturel. Sauf qu’en s’attaquant à Elmo et ses amis de la Rue Sésame, il a peut-être enfin trouvé des opposants à sa hauteur.
Côté arts
« Méfiez-vous du rêve de l’autre »
Mission : Impossible – The Final Reckoning ou l’odyssée vitaliste de Tom Cruise contre le crépuscule numérique.
On aurait pu s’attendre à un chant du cygne triste et digne. Et on n’aurait pas été déçu. Mais c’est une autre voie qu’ont choisi Tom Cruise et Christopher McQuarrie avec leur terminal Mission : Impossible – The Final Reckoning (en salle mercredi 21 mai) : la voie du baroque, du débordement, du spectaculaire assumé, jusqu’à frôler parfois l’esthétique camp.
On pense à ces matelots de sous-marin tout droit sortis d’un fantasme crypto-gay ; à ces chorégraphies aériennes dans des biplans de la Seconde Guerre mondiale ; ou à cette séquence d’apnée hallucinée au fond de la mer de Béring dont la longue présentation orale n’enlève rien à l’exécution magistrale. Chaque scène semble hurler : « toujours plus impossible ! ». Et surtout : « toujours vivant ! ».
« Méfiez-vous du rêve de l’autre »
Derrière ses cascades grandioses — et sans effets numériques, comme toujours avec Tom Cruise —, The Final Reckoning parle d’un monde où le réel vacille. L’ennemi n’a plus de visage : c’est « l’Entité », une IA omnisciente capable de manipuler les perceptions et de prendre le contrôle de tous les serveurs informatiques du monde pour réécrire le code qui désormais régit tout.
« Attention, vous vivez dans la réalité de l’Entité », répète Ethan Hunt pour convaincre ses interlocuteurs de garder leur esprit critique. Ce à quoi on a envie de répondre, avec Gilles Deleuze : « Méfiez-vous du rêve de l’autre, car si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutu. » (écrivit le philosophe à propos de Vincente Minnelli, dans sa fameuse conférence à la Femis en 1987 sur “Qu’est-ce qu’un acte de création”).
Ce rêve, ou plutôt ce cauchemar éveillé, c’est celui des algorithmes. Des « bulles informationnelles ». Des « vérités alternatives ». Des « ingénieurs du chaos » chers à Giuliano Da Empoli. Et dans cet enfer qui nous tient chaque jour davantage lieu de réalité, l’action physique — courir, sauter, plonger, risquer sa peau — devient un acte de résistance. Une manière de réaffirmer l’existence du monde concret, du corps éprouvé, du temps réel. Et quand on fera le bilan du cinéma, on se rendra compte que filmer Tom Cruise en train de courir aura été une de ses grandes réussites.
Tom Cruise contre l’apocalypse
Alors certes, le scénario n’invente rien et le péril nucléaire façon Wargames ou Terminator 2 commence à sentir la redite. On a déjà tout vu, spectateurs blasés que nous sommes devenus. Mais peu importe. Car ce qui se joue ici, ce n’est pas seulement la fin du monde : c’est la fin d’un certain type de cinéma. Celui où le héros fait, ressent, chute, se relève. Celui qui croit encore à la vérité d’un plan, à la noblesse d’un cascadeur, à la puissance du récit collectif.
Et si The Final Reckoning impressionne, c’est qu’il ne s’en excuse pas. Contrairement au dernier film d’Ari Aster, Eddington, vu hier à Cannes et modérément apprécié malgré son indéniable virtuosité. L’histoire n’a rien à voir avec celle de Mission Impossible, mais lui aussi parle, sur fond de paranoïa covidée, de l’enfer des réalités algorithmiques, de ce moment où les écrans nous regardent davantage que nous les regardons. La différence est qu’Aster (réalisateur de Hereditary, Midsommar), tout à son cynisme, nous y montre qu’on a déjà perdu. Qu’il est trop tard. C’est peut-être vrai. Sans doute.
Mais que peut faire l’art face à ce terrible constat ? L’accompagner ? Ou nous ouvrir des portes imaginaires dans l’espoir qu’on parviendra à s’y faufiler. Cruise, lui, refuse le crépuscule, même dans son dernier souffle. Jusqu’à ce détail presque utopique : dans la réalité d’Ethan Hunt, Angela Bassett est présidente des États-Unis. Une dernière pirouette, comme si le cinéma était le dernier endroit où une plus belle réalité pouvait se rêver, sans nous aveugler sur celle qui nous accable.