Zohran Mamdani, nouvelle star de la gauche américaine
Au programme cette semaine, une surprise dans la course à la mairie de New York, une future star NBA perdue dans la jungle des visas et un géant de la musique de cinéma. Côte à côte, épisode 19
« #ANewHope », a écrit mardi dernier sur Bluesky l’acteur Mark Hamill sous une photo de Zohran Mamdani après sa victoire à la primaire démocrate pour la mairie de New York. « Un nouvel espoir », comme le sous-titre de l’épisode IV de Star Wars, celui de 1977 dans lequel Hamill incarnait Luke Skywalker. Et l’espoir est grand, effectivement, pour la gauche américaine qui décroche là une victoire hautement symbolique, aux conséquences potentiellement vastes, six mois après le début de l’ère Trump 2. « Le tremblement de terre Mamdani », a ainsi titré le New York Times.
À 33 ans, Zohran Kwame Mamdani, député à l’Assemblée de l’État de New York, socialiste assumé, musulman et Américain d’origine ougando-indienne, est devenu cette semaine la nouvelle star de la coalition démocrate en déjouant tous les pronostics. Avec 44 % des voix, il a largement battu Andrew Cuomo, ancien gouverneur de l’État, poussé à la démission en 2021 après des accusations de harcèlement sexuel — et malgré cela soutenu par l’establishment démocrate (Bill Clinton, la sénatrice « féministe » Kirsten Gillibrand…).
La campagne de ce dernier a été financée à hauteur de 25 millions de dollars, notamment par l’ancien maire et magnat Michael Bloomberg (8 millions), un lobby de propriétaires (2,5 millions), DoorDash (1 million) et le milliardaire trumpiste Bill Ackman (500 000 dollars) — constituant le plus gros super-PAC de l’histoire municipale new-yorkaise.
Un New York plus abordable
Face à cet attelage, Zohran Mamdani n’a rien d’un candidat par défaut. Il a été soutenu par des dizaines de milliers de bénévoles, une stratégie numérique ultra-efficace (inspirée par celle de Bernie Sanders), et un programme ancré dans les réalités des classes populaires et moyennes new-yorkaises. « Affordable » (abordable) a été le mot-clé de sa campagne : bus gratuits, gel des loyers, régulation des grandes entreprises, investissements massifs dans la santé mentale et les services publics, et hausse des impôts pour les plus riches… Rien que de très classique pour un socialiste, direz-vous — mais suffisamment pour se faire traiter d’utopiste hors-sol, à commencer par la presse de centre-gauche (le New York Times, The Atlantic) qui ne l’a pas soutenu.
Ceux qui espéraient un duel idéologique simpliste entre un gauchiste dogmatique et un modéré raisonnable ont dû revoir leur copie. Tout au long de la campagne, Mamdani s’est montré pragmatique, capable de coaliser la gauche anti-système (le Democratic Socialists of America, ou DSA, l’équivalent local de La France insoumise) et les libéraux progressistes (incarnés par Brad Lander, le troisième homme de cette élection, plus expérimenté et mesuré que son cadet, et qui a finalement appelé à voter pour lui). Il a mis de côté certaines positions passées (comme son soutien au mouvement abolitionniste Defund the Police).
En martelant son populisme économique, Mamdani a élargi sa base au-delà de la gauche diplômée, remportant même des quartiers ayant voté Trump en 2024. En revanche, de façon contre-intuitive, les quartiers les plus défavorisés, dans le Bronx par exemple, n’ont pas tellement voté pour lui. L’électorat afro-américain est généralement assez peu progressiste (il avait ainsi permis à Biden de l’emporter sur Bernie à la primaire de 2020 pour la présidentielle), et plus sensible à la rhétorique sécuritaire d’Eric Adams, l’actuel maire de NYC.
Sur l’épineux sujet du conflit israélo-palestinien — dans une ville qui compte 1,4 million de juifs, ce qui en fait la deuxième métropole hébraïque après Tel Aviv —, il a formulé ses critiques de la politique de Benyamin Netanyahou sans tomber dans le piège du sectarisme ou de la provocation gratuite, malgré les accusations infondées d’antisémitisme proférées par le camp Cuomo. S’il n’a jamais renié son soutien au mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement et Sanctions), et s’il a proposé une loi pour interdire aux ONG new-yorkaises de financer la colonisation israélienne, il a maintes fois insisté sur le fait qu’« il n’y a aucune place pour l’antisémitisme dans cette ville ». Il a aussi rappelé, parfois en larmes, les menaces de mort et les insultes islamophobes qu’il reçoit chaque jour.
Une campagne exemplaire
S’il est élu, Mamdani deviendra le premier maire musulman de New York, et le plus jeune depuis un siècle. Né à Kampala, en Ouganda, fils de l’intellectuel ougandais Mahmood Mamdani (spécialiste des études post-coloniales) et de la grande cinéaste indienne Mira Nair (Monsoon Wedding, Mississippi Masala), il est arrivé à New York à l’âge de sept ans, et est devenu citoyen américain en 2018.
Diplômé de Bowdoin College, il a travaillé comme conseiller en prévention des saisies immobilières dans le Queens — un travail de terrain qui l’a politisé : « J’ai vu, jour après jour, des banques préférer les profits à la dignité humaine. J’ai compris que la crise du logement n’était pas une fatalité, mais un choix. » En 2020, il crée la surprise en battant une élue démocrate sortante, et a depuis été réélu deux fois sans opposition. En 2025, il a épousé Rama Duwaji, illustratrice syro-américaine collaborant notamment avec The New Yorker.
Son ascension n’avait toutefois rien d’évident : jusqu’à l’automne dernier, Mamdani était inconnu du grand public et sa candidature paraissait audacieuse. Mais la dynamique s’est enclenchée, impossible à arrêter. Grâce à une communication redoutable, notamment auprès de la diaspora sud-asiatique, il a su parler à tous les New-Yorkais. Aux plus jeunes, aux plus précaires, aux moins politisés. A ceux qui, d’ordinaire, ne votent pas aux primaires — mais qui, cette fois-ci, se sont déplacés. Sa campagne est déjà un cas d’école : rigueur organisationnelle, inventivité culturelle, stratégie numérique maîtrisée. Avec plus de 40 000 bénévoles mobilisés par le DSA, elle a quadrillé les quartiers populaires et organisé plus d’un million de portes-à-portes.
Il a aussi su créer une identité visuelle forte, et, surtout, paraître sincère et authentique : son nom en bulles bleu-orange, ses TikToks en hindi, espagnol ou bengali, ses reels Instagram inspirés de Bollywood… Notre consoeur Sarah Laurent raconte sur son Substack une soirée électorale en sa compagnie et l’énergie qu’il est capable de mobiliser. Peu de célébrités l’ont soutenu, mais parmi elles : l’actrice Cynthia Nixon (Sex and the City), la chanteuse Lorde, le streamer Hasan Piker, la mannequin Emilia Ratajkowski, et bien sûr AOC et Bernie Sanders.
Une féroce bataille pour la mairie
Le choc de cette victoire a été tel que la droite a perdu tout sens de la mesure. Donald Trump, hystérique, a dénoncé sur Truth Social un « fou communiste à 100 % », moquant sa voix (normale), son physique (plutôt avantageux), et ses soutiens. Le New York Young Republican Club a carrément appelé à lui retirer la citoyenneté et à l’expulser, en invoquant le sinistre Communist Control Act de 1954. Cela n’a a priori aucune chance d’aboutir — mais qui sait ce que Trump est désormais capable de tenter dans cette Amérique sans foi ni loi.
Avant d’en arriver à de telles extrémités, ses opposants, républicains comme démocrates, vont tout faire pour l’empêcher de gagner en novembre. Ce jour-là, Mamdani affrontera : Curtis Sliwa, républicain fantasque ; Jim Walden, centriste technocrate ; Eric Adams, maire sortant devenu indépendant après avoir accepté de collaborer avec Trump sur les expulsions d’immigrés en échange de l’abandon des charges dans une grave affaire de corruption ; et surtout Andrew Cuomo, qui a décidé de se maintenir, lui aussi en indépendant — une belle preuve d’intégrité après avoir perdu la primaire.
Un récent sondage donne Cuomo et Mamdani au coude-à-coude à 39 % chacun, Adams à 13 %. Si ce dernier se retire, Cuomo en bénéficierait. Mais rien n’indique qu’il le fera. Au contraire, il pense avoir toutes ses chances de réélection dans la configuration actuelle, et le quotidien de droite New York Post le soutient. Les grandes manœuvres ont déjà commencé et les prochains mois seront cruciaux. Milliardaires, éditorialistes, lobbyistes, anciens barons du parti et nouveaux alliés de Trump vont tout tenter pour empêcher Mamdani d’accéder à City Hall. Et s’ils échouent, ils chercheront à bloquer sa gouvernance et à le discréditer à la moindre occasion. La bataille s’annonce donc serrée, incertaine, brutale.
Pas de côté
Itinéraire d’un basketteur sans visa
En entendant son nom, il a pleuré. Des larmes discrètes. Qui disaient quoi ? Son émotion ? Son bonheur ? Son soulagement ? Sa crainte ? Sûrement un mélange de tout cela. En tout cas, c’est officiel : Khaman Maluach jouera la saison prochaine dans la prestigieuse NBA.
Et il a tout d’une future star. La taille (2m18), l’envergure (2m90), le talent balle en mains, son apprentissage dans l’une des plus célèbres universités du pays en matière de basket-ball, Duke. Et surtout, il vient d’être choisi en 10e position lors de la draft, la sélection par les équipes NBA des meilleurs jeunes, qu’ils soient Américains ou étrangers. Il a donc tout d’un futur grand, tout, sauf les papiers.
Car Khaman Maluach est Sud-Soudanais. Le 5 avril dernier, son équipe s’apprête à jouer (et à perdre) la grande finale du championnat universitaire. Quelques heures avant la rencontre, l’info tombe : le Département d’État américain, par la voix de Marco Rubio, décide de révoquer tous les visas en cours pour les citoyens du Soudan du Sud et de changer les règles de voyage depuis et vers ce pays. Règles toujours en vigueur actuellement. À ce moment-là, la planète basket, qui suit avec attention cet espoir depuis quelques années, imagine que ses chances de jouer en NBA s’amenuisent. Trois mois plus tard, le joueur s’apprête à faire ses valises mais pour prendre la direction de Phoenix, chez les Suns, l’équipe qui l’a sélectionné.
La Dream Team fait basculer le basket
Que s’est-il passé entre temps ? Eh bien la très discrète division internationale de la NBA s’est mise en action : « Notre boulot, c’est que les rêves deviennent réalité. Nous offrons des opportunités à ceux qui n’en auraient pas autrement », a expliqué Troy Justice, responsable de cette cellule à NBC.
En 1992, un événement va bousculer ce sport : l’arrivée du basket professionnel aux JO avec la célèbre Dream Team de Barcelone, Michael Jordan, Charles Barkley, Magic Johnson, Larry Bird… soit les plus grandes stars NBA réunies sous une seule bannière, étoilée en l’occurrence, pour la première fois de l’histoire olympique. Avant le pays n’avait le droit d’envoyer que ses meilleurs joueurs universitaires.
Le basket, alors en pleine « Jordanmania », fait un bond immense et devient un sport global. La NBA sent le filon et va jouer l’internationalisation à fond les ballons. D’abord en maximisant la diffusion de ses rencontres. Ensuite, surtout, avec l’intégration de basketteurs étrangers. À l’époque, la ligue ne comptait que 21 joueurs non-américains. Cette saison, ils étaient 125, un record, représentant 43 pays, record là aussi, un tiers de l’ensemble des joueurs. Et la NBA « entend bien continuer à grossir et s’étendre ». Plus fort, cela fait 8 ans que le meilleur joueur du championnat n’a pas été américain, les 7 derniers MVP (Most Valuable Player) étaient grec, serbe, camerounais et canadien. Un comble.
Parmi ses pistes de développement, l’Afrique, un marché très prometteur que les patrons de la Ligue lorgnent depuis longtemps. Plus de 50 basketteurs africains ont reçu des bourses pour jouer dans les facs américaines via la NBA Academy Africa, deux jouent déjà dans le championnat nord-américain. Mais aucun n’a atteint le niveau d’attente de Khaman Maluach. Il pourrait être la future idole de tout un continent. Pas question donc que la politique migratoire ultra-stricte de l’administration Trump ne vienne mettre à mal ces projets d’expansion panafricaine.
Un motard comme un prophète
C’est là qu’entre en jeu cette section des opérations basket internationales. Riche de 38 salariés répartis dans 14 pays, ce service maîtrise, entre beaucoup d’autres choses, les lois migratoires et les questions de visas partout, sans compter ses relations avec les gouvernements du monde entier. C’est notamment cette expertise qui a permis à la NBA de réussir brillamment son explosion internationale depuis trente ans.

La NBA gérait en moyenne 400 dossiers d’immigration, elle en est aujourd’hui à plus de 2 000 ! Il faut dire qu’elle a développé des écoles de basket partout, créé Basketball Without Borders (« Basketball Sans Frontières »), des camps et des académies basés hors des États-Unis pour repérer les meilleurs jeunes. D’après un ancien diplomate devenu consultant immigration au sein de la NBA, 30 millions d’entraîneurs, de joueurs, d’arbitres sont scrutés chaque année. Un chiffre colossal.
Et parmi eux, le jeune Khaman Maluach à l’histoire si singulière. Il est né au Sud Soudan en septembre 2006, un pays qu’il a fui très jeune, à cause de la guerre, avec sa mère et ses frères et sœurs pour rejoindre l’Ouganda voisin. Là-bas, le jeune Khaman ne jure que par le football.
Mais un jour, voyant sa taille, un motard s’arrête et lui prodigue un étonnant conseil. « Il me dit : “Tu devrais te mettre au basket-ball. Dans trois ou quatre ans, tu vas être tellement grand !” », se souvient Khaman Maluach lors d’un entretien pour Olympics.com. Il a alors 13 ans.
Actuellement sans visa
La recommandation ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd. Et le jeune homme commence à se passionner pour la balle orange. Sur le tard donc, à l’âge de 14 ans, il rejoint une académie NBA au Sénégal, gérée par Luol Deng, lui-même ancien joueur NBA et… Sud-Soudanais. Il entre ensuite dans la ligue africaine de la NBA qui le fait voyager dans plusieurs pays du continent, avant sa venue sur le sol états-unien. Il participe même aux Jeux de Paris en 2024 avec son pays. À chacune de ces étapes, le service international de la NBA veille au grain et fait tout pour faciliter ses voyages. Un travail de longue haleine qui s’est encore renforcé après la décision du Département d’État.

Aux États-Unis, Khaman Maluach est arrivé avec un visa pour les étudiants athlètes. Visa devenu non valide après 3 mois. Il est alors passé sous un simple visa étudiant. À cause des risques pour ses papiers, il a été vivement conseillé au joueur de ne pas quitter le pays à partir du moment où Donald Trump entrait en fonction le 20 janvier 2025. Depuis, le travel ban et ce choix de révoquer les visas sud-soudanais ont compliqué sa situation.
À la fin de la saison universitaire, il lui a fallu encore changer son fusil d’épaule : la NBA a demandé un nouveau visa pour les touristes d’affaires, qu’il n’a toujours pas obtenu. L’organisation reconnaît que sa situation est très complexe et que le fait que les équipes doivent voyager à l’étranger, pendant la saison, en l’occurrence au Canada (Toronto accueille l’une des trente équipes du championnat) exige une clarification de sa situation. Mais sa sélection par les Phoenix Suns devrait l’aider à décrocher un visa spécialement créé pour les sportifs étrangers. Tout réside dans le « devrait ».

Jusqu’à présent, le joueur n’a pas été menacé d’expulsion. De façon générale, Jeff Joseph, le président de l’association des avocats d’immigration américains, reconnaît que les sportifs sont généralement mieux lotis que la moyenne : « On est loin du cauchemar des autres. Il y a une exception pour les athlètes qui viennent exercer leurs talents aux États-Unis ».
La NBA, lobbyiste pro-immigration méconnue
« La NBA a un poids sur ce sujet qui est très fort, très puissant, elle est très écoutée », selon Ksenia Maiorova, une autre avocate spécialisée dans le droit de l’immigration en Floride et qui aide de nombreux étudiants sportifs étrangers à obtenir des visas, interrogée par USA Today. Car pour parvenir à ses fins, la NBA met les moyens, en particulier grâce à un intense lobbying.
En 2020, les États-Unis créent une exemption d’ « intérêt national » pour faire entrer des étrangers sur leur sol alors que, en pleine pandémie, le commun des mortels ne peut plus accéder au pays. Et la NBA a beaucoup contribué à cette législation exceptionnelle, afin d’aider ses stars étrangères à rentrer aux États-Unis. Un lobby qui essaie de peser sur toutes les administrations, quelles que soient leurs couleurs politiques. La NBA a aussi donné des gages au gouvernement états-unien en lançant « Hoops for Troops » (« Des paniers pour les soldats ») et un programme d’ambassadeurs avec les joueurs NBA et WNBA (la ligue féminine).
Ce n’est pas la première fois qu’un joueur se retrouve dans une situation administrative complexe. Enes Kanter, turc, opposant du régime Erdogan, a passé trois ans sans papiers valides. Son passeport d’origine a été annulé par son propre pays, à cause de ses nombreuses prises de position contre le président de la Turquie. Dans le même temps, il n’avait pas encore été naturalisé américain. Mais grâce, là encore, à l’activisme de la NBA en coulisses, il a pu ne pas être embêté par les autorités et pouvait se rendre sans problème au Canada. Pour info, Enes Kanter est depuis devenu américain, il a officiellement changé son nom en Enes Kanter Freedom. Il est aussi devenu un partisan du trumpisme, mais ça, c’est une autre histoire.
Le State Department refuse de dire que les cas des sportifs sont plus vite réglés et ne veut pas non plus se prononcer sur le dossier précis de ce joueur : « Faire respecter les lois migratoires de notre pays est essentiel pour la sécurité des États-Unis. Les mesures prises par le Département d’État sont tout à fait pertinentes. » La NBA reste confiante sur ses chances de succès pour les papiers de Khaman Maluach. Elle avait déjà su naviguer dans les eaux troubles du premier travel ban instauré par Donald Trump lors de son premier mandat, en 2017. La force de l’habitude.
Côté Art
Le sens du beau et de la B.O.
Lalo Schifrin s’est éteint le 26 juin à Los Angeles à l’âge de 93 ans. Et avec lui disparaît l’un des compositeurs les plus singuliers du cinéma américain. Argentin de naissance, jazzman de formation, cinéphile obsessionnel, il a injecté dans Hollywood une musique pleine de tensions, de ruptures et de groove, à des années-lumière des nappes symphoniques traditionnelles. Mission: Impossible (son score le plus connu), Mannix, Starsky et Hutch (mais pas la version française), Bullitt, L’inspecteur Harry, Opération Dragon : des thèmes inoubliables, joués dans des métriques étranges, portés par des basses insistantes et des cuivres qui cognent. Il a su mettre en son l’angoisse urbaine autant que le cool, la syncope et la vitesse autant que la langueur nocturne. Et même la joie de porter des collants Dim (en réalité une reprise accélérée de son thème pour The Fox).
Formé à Paris chez Messiaen, nourri au be-bop, Schifrin était un pont vivant entre le conservatoire et les clubs de jazz, entre la rigueur et l’instinct. Il aimait les mélanges : funk et bossa, baroque et psyché, violons mélancoliques et percussions latines. Quand il ne composait pas des BO, il lui arrivait de concocter des albums de jazz (comment ne pas adorer ce Groovin’ High gillepsien ?), de funk (superbe No One Home, que n’auraient pas renié les Daft Punk) ou de bossa-nova (j’aime particulièrement sa reprise nerveuse et tendue de l’Insensatez d’Antonio Carlos Jobim). S’il ne fallait écouter qu’un album, et si vous avez Spotify, écoutez The Sound of Lalo, une anthologie qui contient la plupart des hits et atteste de la personnalité de ce personnage.
Son style aura marqué les années 1960 et 1970, avant de s’effacer avec le retour en force de la musique symphonique. Mais son empreinte est là, partout : dans les séries, les pubs, les films d’action. Et sa musique nerveuse, élégante, imprévisible, continue de résonner comme une mèche allumée. Par exemple dans Sour Times, morceau sublime de Portishead qui sample les cordes frappées de son Danube Incident.
Autre décès d’une grande artiste cette semaine, mais plus inattendu car à 57 ans : celui de Rebekah Del Rio, inoubliable « llorona de Los Angeles » dans la scène-clé du Club Silencio dans Mulholland Drive. Dans ce chef d’œuvre de David Lynch (2001), la chanteuse californienne d’origine hispanique livrait une reprise déchirante, en espagnol et a cappella, du Crying de Roy Orbison, avant de s’effondrer, probablement morte, sur scène.
Quelques années plus tard, en 2006, elle interprète l’hymne américain dans Southland Tales de Richard Kelly. Et il faudra attendre 2017 pour qu’on la revoie chez Lynch, interprétant No Stars dans Twin Peaks: The Return. Le 23 juin, elle a été retrouvée sans vie à son domicile de Los Angeles. Voix spectrale et présence magnétique, Rebekah Del Rio n’aura jamais eu de carrière grand public, mais chacune de ses apparitions aura laissé une empreinte indélébile, comme une blessure chantée au ralenti.