Le rappeur qui avait cru au rêve américain
Au programme, cette semaine : un rappeur cubain menacé d'expulsion et une enquête culturelle sur un artiste caché. Côte à côte, épisode 17
Été 2021 : le peuple cubain, affamé et en colère, manifeste dans tout le pays contre le gouvernement. En guise de bande-son du mouvement social, Patria y Vida (« La Patrie et la Vie ») d’un collectif de rappeurs. Un titre sorti quelques mois plus tôt et qui détourne la devise cubaine adoptée en 1960 sous Fidel Castro Patria o Muerte (« La Patrie ou la Mort »). Avec ce morceau, Yotuel Romero, Descemer Bueno, Maykel Osorbo, El Funky et le groupe Gente de Zona s’adressent directement aux autorités : « Mon peuple demande la liberté, pas plus d’idéologie ».
Ce cri de ralliement pour la dissidence cubaine a même glané deux trophées aux Latin Grammy Awards de 2021. Et preuve du symbole qu’elle est devenue, la chanson a carrément inspiré à Marco Rubio, alors Sénateur (Républicain) de Floride, le nom d’une proposition de loi en 2023, le Patria y Vida Act qui voulait protéger les opposants cubains et développer le réseau internet sur l’île.
Marco Rubio est né à Miami, enfant d’immigrés cubains qui ont fui la dictature de Batista en 1956. Le sujet lui tient à cœur. Et il n’est pas le seul, les élus à la Chambre des Représentants Carlos Giménez et Mario Días-Balart ont soutenu le mouvement #CubaLibre, le dernier a même réclamé que l’hymne Patria y Vida soit inscrite au Congressional Record, le journal officiel états-unien.
Un vote Trump record chez les Cubains-Américains
Une situation classique. Beaucoup d’exilés cubains choisissent le parti Républicain : la peur du socialisme, les blessures de la guerre froide et des valeurs sociétales plus conservatrices. Ils vont même souvent jusqu’à réclamer une politique d’immigration stricte. C’est notamment le cas d’un grand média d’info hispanophone, installé en Floride, Radio Mambí, anticommuniste et anticastriste et qui a fortement soutenu Donald Trump dès 2016. Cette station a participé de l’augmentation du vote Trump dans les communautés cubano-américaines. En 2016, le candidat avait recueilli 35 % des votes de ce groupe dans le comté de Miami ; il est passé à 59 % en 2020 ; en 2024, il a raflé 68 % de ces suffrages, un record pour les Républicains.

Et parmi ces soutiens, l’un des rappeurs du collectif qui a produit Patria y Vida, Eliéxer Márquez Duany alias El Funky. Il n’a pas la nationalité américaine mais a été très clair sur ses idées :
« Si je pouvais voter, je voterais Trump. C’est le Président le plus fort quand il s’agit de Cuba »
Car le titre Patria y Vida a bouleversé sa vie. Très vite, le morceau est interdit par les autorités cubaines. Certains artistes ayant collaboré au tube se trouvaient déjà à l’étranger. Pour lui et quelques autres, alors toujours sur le territoire cubain, ce fut le début des ennuis. L’un des interprètes, Maykel Osorbo, et un artiste apparaissant dans le clip, Luis Manuel Otero Alcántara, sont emprisonnés. El Funky, lui, sera placé en résidence surveillée, avec deux gardes postés devant son domicile pour s’assurer qu’il ne participe pas aux rassemblements, aux manifestations qui paralysent à l’époque le pays.
Un mois pour quitter le pays
Mais le régime, alors regardé par le monde entier, décide de laisser El Funky partir aux Latin Grammy Awards : « Pars mais ne reviens pas », s’entend-il dire en substance. Il s’exile alors à Miami, épouse une Américaine d’origine cubaine, trouve un travail de réparateur dans une école chrétienne. Et continue à rapper. Il a, par exemple, écrit Inmigrante :
Je ne suis qu’un immigré de plus
Qui ne souhaite que poursuivre son rêve
Je sais que j’y arriverai
Je n’ai besoin que de ma force et de ma santé pour y parvenir
Parallèlement à cela, il lance les démarches nécessaires à sa régularisation, notamment avec la procédure réservée aux immigrés cubains dans son cas, le 1966 Cuban Adjustment Act. Sauf que l’élection du Président qu’il appelait de ses vœux va tout changer. Il y a quelques semaines, les services états-uniens de l’immigration ont refusé sa demande de papiers. Sans raison. À partir de là, le musicien a 30 jours pour quitter le sol américain, faute de quoi il sera expulsé vers Cuba où il risque donc la prison. L’avocat qu’il a engagé tente de lui faire obtenir le statut de réfugié politique.
En effet, l’administration Trump a décidé d’isoler de nouveau Cuba diplomatiquement et économiquement. L’île a été replacée sur la liste des États soutenant le terrorisme alors que Joe Biden l’en avait retiré avant son départ de la Maison Blanche. L’embargo a été renforcé notamment avec le retour des sanctions contre les entreprises étrangères investissant à Cuba, contre les missions médicales cubaines à l’étranger, la restriction des transferts de fonds. Dans le cadre du Travel ban, tout juste annoncé, les États-Unis ont imposé des restrictions très sévères sur l’octroi des visas pour les ressortissants cubains. Et surtout, ce qui risque de compliquer le dossier d’El Funky, le pouvoir a aussi demandé à la Cour Suprême d’autoriser la fin du programme de libération conditionnelle humanitaire de Cubains (et d’autres nationalités).
« Reprendre Cuba » ?
L’artiste a tenté de mobiliser ses fans et sa communauté sur les réseaux sociaux, avec ces mots « SOS Cuba » :
« J’ai 30 jours pour quitter le pays ou je serai expulsé. J’en appelle à tous mes frères cubains qui connaissent mon parcours anticommuniste et aux élus de ce pays, j’ai besoin, aujourd’hui plus que jamais, de votre soutien. »

Pour le moment, son appel à la mobilisation est resté lettre morte. Aucun groupe de soutien ne s’est constitué, aucun de ses amis du collectif Patria y Vida ne s’est manifesté. Silence radio aussi du côté des hommes et femmes politiques qui étaient les premiers à soutenir le mouvement d’opposition au régime castriste, à relayer la chanson. Comme Marco Rubio, devenu entre temps Secrétaire d’État. Pire, les articles retraçant ses malheurs voient une horde de commentaires railleurs : « C’est bien. Il a reçu ce qu’il voulait avoir en soutenant Trump ». Seule une élue républicaine de Floride a fait entendre sa voix, María Elvira Salazar : « El Funky est un réfugié politique qui mérite de recevoir la pleine protection de la loi américaine sur l’immigration. »
C’est en tout cas un nouveau changement de paradigme pour les États-Unis dans leurs relations internationales. Depuis l’après-guerre, Washington s’était fait un devoir, au nom de la lutte contre l’idéologie communiste et des suites de la guerre froide, d’accueillir les Cubains fuyant leur pays. Les choses ont changé drastiquement. Donald Trump a même eu, comme pour le Groenland, le Panama ou le Canada, des envies expansionnistes : il a annoncé vouloir « reprendre Cuba ».
Malgré tout cela, El Funky n’est pas rancunier. Alors que son avenir américain s’écrit toujours en pointillés, il n’en veut pas à Donald Trump :
« Il y a trop de monde ici. Je comprends qu’il essaie de se débarrasser de ceux qui ne devraient pas se trouver sur ce sol. Mais Trump devrait mieux regarder chaque situation individuelle. Comme la mienne. »
Côté Art
Looking for Kermit : enquête-podcast sur une star de l’art
Non, nous n’allons pas encore vous parler de marionnettes. Cette semaine, notre recommandation, c’est une série documentaire en podcast, en français contrairement à ce que suggère le titre (chez Radio France). Looking for Kermit, huit épisodes d’une quinzaine de minutes, à la recherche d’un artiste hyper coté aujourd’hui et pourtant introuvable, Kermit Oliver.
Vous suivrez la journaliste Anne Lamotte dans ses pérégrinations, de Paris à Houston, sur les traces d’un artiste texan discret dont la trajectoire personnelle – descendant d’esclaves, cow-boy, postier, puis peintre de renom et dessinateur pour Hermès – incarne une histoire américaine à la fois méconnue et symbolique.
Le fil narratif mêle biographie, contexte social (droits civiques, famille religieuse, boum pétrolier) et évolution artistique, tissant un récit à la fois intime et général. Anne Lamotte construit une enquête, quasi policière, elle nous emmène vers ses trouvailles, nous raconte ses échecs aussi sur la piste d’un homme qui semble vouloir fuir la notoriété qu’il a créée par son talent.
Il y a une intensité dramatique, des rebondissements et plein d’infos. Et on a très hâte de savoir ce que devient Kermit Oliver. Le ton de ce balado (comme disent les Québécois), posé et cultivé, sied à merveille au personnage énigmatique dont la journaliste entreprend à la fois le portrait et la recherche. Une plongée dans le Texas profond, mais pas celui que vous imaginez : celui des universités noires, celui des galeries branchées de Houston…
Un récit soigneusement mis en valeur par la musique ; Léo Poumey signe une bande-son sobre et élégante qui soutient l’intimité du propos sans jamais l’écraser.
Tendre, curieux, cultivé, Looking for Kermit brosse le portrait d’un homme hors normes et transcende les genres : biographie, fiction, enquête culturelle. C’est un voyage chez un artiste – et dans le rêve américain – loin des évidences figées et qui s’écoute facilement.
Looking For Kermit, un podcast Radio France à retrouver ici.