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La parole est à l'opposition

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Au programme cette semaine : un discours record et une future star démocrate, un livre pour enfants et une armée délivrée. Côte à côte, épisode 7

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avr. 06, 2025
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La parole est à l'opposition
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Mr Booker Goes to Washington

Cory Booker faisant face aux journalistes au Congrès

Les Américains, plus que tout autre peuple à ma connaissance, aiment les records. Tout ici est potentiellement matière à record. C’est une question de segmentation : on est toujours le « plus ceci » ou le « meilleur » par rapport à quelque chose ou quelqu’un. Ainsi, cette lettre — croyez-moi sur parole — est celle qui contient le plus d’occurrences du mot « filibuster » de toutes les lettres Côte-à-côte ! Record battu !

Mais mardi 1er avril, c’est un vieux record américain qui est tombé : celui du plus long discours jamais prononcé au Sénat. Le sénateur démocrate du New Jersey Cory Booker a ainsi parlé sans discontinuer pendant 25 heures et 5 minutes. Soit presque une heure de plus que le précédent record établi par Strom Thurmond — lui aussi sénateur démocrate mais d’une tout autre engeance, on y revient — en 1957.

Pourquoi est-ce important ?

Un petit rappel historique s’impose. Ce qu’a fait Cory Booker s’appelle un filibuster (une flibusterie pour les puristes francophones). Il s’agit d’une vieille tradition parlementaire quelque peu tordue, née dans les années 1840-1850 d’un vide dans le règlement du Sénat américain, qui permet à un élu de bloquer l’agenda législatif en parlant… indéfiniment.

En théorie, on peut tenir la parole tant qu’on est debout face au pupitre, qu’on ne s’interrompt pas — autrement qu’en laissant un collègue, généralement du même camp, poser une question —, et qu’on respecte certaines règles de bienséance (pas d’aide extérieure, pas de chaise, pas de toilettes, pas de sieste).

Cory Booker discourant plus de 24h entre le 31 mars et le 1er avril 2025

On parle ici du filibuster originel, théâtral, spectaculaire, telle qu’on la voit dans Mr Smith Goes to Washington de Frank Capra. Pas de la procédure moderne, mesquine et si peu démocratique, datant des années 1970 et consistant pour un élu de la minorité à forcer une majorité qualifiée de 60 voix (sur 100) pour que soit mis au vote un projet de loi qui lui déplaît.

Autrement dit, à part dans quelques cas particuliers, il est très difficile de faire passer le moindre texte législatif sans convaincre une partie du camp adverse. C’est en grande partie pour cette raison que les Etats-Unis sont un pays si dur à réformer, surtout depuis la polarisation extrême qui a suivi l’élection d’Obama — mais c’est un sujet en soi, que nous aborderons à une autre occasion.

Ce qu’il importe de comprendre ici, c’est que le filibuster, historiquement, a surtout été l’arme des conservateurs. Même si, aujourd’hui, il évite aux Etats-Unis de subir les lois les plus régressives qu’aimeraient faire passer les Républicains (comme l’interdiction de l’avortement au niveau fédéral), cette tactique d’obstruction a surtout été utilisée pour ralentir, voire empêcher, l’adoption de lois progressistes : sur les droits civiques, la protection sociale, les droits des travailleurs ou les libertés individuelles.

Une performance, mais pour quoi faire ?

S’il ne fallait retenir qu’un exemple de filibuster avant celui de Cory Booker, ce serait justement celui de Strom Thurmond, sénateur ségrégationniste de Caroline du Sud, qui parla pendant 24 heures et 18 minutes en 1957 pour tenter d’empêcher l’adoption du Civil Rights Act, première tentative fédérale, très édulcorée, de garantir le droit de vote des Noirs dans le Sud. Thurmond incarne ainsi à lui seul l’âme pourrie de cette pratique. Et que ce soit un Démocrate noir, Cory Booker, qui efface son record 78 ans plus tard est donc un symbole fort. Dans une enceinte où tout est mise en scène et théâtre, il a retourné l’arme des racistes contre leurs héritiers.

Strom Thurmond lisant n’importe quoi lors de son filibuster en 1957

Soyons clairs : ce filibuster n’aura aucune conséquence législative. Il n’a pas vocation à retarder ou empêcher le vote d’une loi. Il ne fera pas tomber les décrets de Trump, ni ne sauvera les guichets de la Sécurité sociale. Il n’a pas pour but de convaincre les Républicains retranchés. Il est purement performatif. Un peu comme une grève de la faim, mais particulièrement bavarde — à noter que Cory Booker a déjà fait une grève de la faim de 10 jours en 1998 pour dénoncer le manque de logements sociaux dans la ville de Newark dont il venait d’être élu au conseil municipal.

Les mauvaises langues se sont précipitées pour dénoncer un « coup de pub » (« a stunt »). Certes. Et alors ? La théâtralité est une part essentielle de la démocratie. Qu’elle soit hypertrophiée, et l’on se fourvoie dans la politique spectacle ; mais qu’elle soit atrophiée et l’on se perd dans la technocratie la plus lénifiante. Il s’est agi en l’occurrence de redonner du souffle au peuple démocrate, morose depuis novembre et simplement désireux de voir que quelqu’un fait quelque chose.

Il faut ajouter que ce filibuster est venu consacrer une belle journée pour les Démocrates, la première depuis l’élection de Trump, puisque la juge Susan Crawford a été élue à la Cour suprême du Wisconsin lors d’une élection spéciale, face à un candidat soutenu par Elon Musk, croyant qu’il pouvait acheter cette élection clé avec 20 millions de dollars.

Elon Musk faisant campagne pour son candidat, avec le chapeau en forme de fromage des fans des Green Bays Packers, l’équipe de foot locale

Avec cette victoire, les Démocrates contrôlent à nouveau la branche judiciaire de cet État-bascule et vont pouvoir y redessiner la carte des circonscriptions, aujourd’hui outrageusement à l’avantage des Républicains (on appelle ça le gerrymandering). Une petite élection a priori, mais un gros enjeu en fin de compte, et beaucoup de baume au coeur pour un parti au fond du trou depuis 5 mois.

Au-delà de la forme, de quoi a parlé Booker, pendant ces 25 heures ?

Alors qu’il est de coutume, lors de ces marathons parlementaires, de meubler en lisant des textes de loi (Thurmond en 1957), des recettes de cuisine (Huey Long en 1935), des chansons (Al D’Amato en 1986), Tocqueville (Thurmond encore) voire des livres pour enfants (Ted Cruz en 2013), Booker, lui, a prononcé un discours-fleuve dénonçant les politiques anti-américaines de Trump.

Dédiant son geste au héros des droits civiques et élu du Congrès, mort en 2020, John Lewis, Booker a commencé par admettre ses erreurs passées et celles de son camp :

« J’admets que j’ai été imparfait. J’admets que je n’ai pas été à la hauteur du moment. J’admets que le Parti démocrate a commis de terribles erreurs qui ont donné libre cours à ce démagogue. J’admets que nous devons tous nous regarder dans le miroir et nous dire : « Nous ferons mieux ». »

Puis il a longuement, très longuement dénoncé le démantèlement des programmes gouvernementaux et des institutions démocratiques par l’administration Trump assistée de son âme damnée Elon Musk. Il a fustigé le licenciement massif des fonctionnaires, l’inflation des produits alimentaires, les attaques contre la liberté d’expression, le démantèlement de l’éducation publique, le mépris pour les retraités et les anciens combattants, les déportations illégales d’étrangers (mais silence radio sur celle du militant pro-palestinien Mahmoud Khalil), l’amateurisme dans la gestion de la sécurité nationale… et la liste n’est pas exhaustive.

Il a répété comme un mantra que « ces temps ne sont pas normaux et ils ne devraient pas être traités comme tels ». À la fin de son intervention, visiblement épuisé, la voix tremblante, il a invoqué à nouveau John Lewis, réitérant son appel à « sortir de chez soi et à faire du grabuge, du bon grabuge » (cause some good trouble). Avant de conclure, mardi à 20 h 05, après 25 heures et 5 minutes de parole ininterrompue :

« Il ne s’agit ni de gauche ni de droite, mais de bien ou de mal. Il ne s’agit pas d’un moment partisan, mais d’un moment moral… Let’s get in good trouble. Madame la présidente, je vous cède la parole ».

Mais qui est Cory Booker, au juste ?

Il est relativement célèbre aux Etats-Unis, avant même ce coup d’éclat. Ancien maire de Newark (où vous avez peut-être atterri pour vous rendre à New York), sénateur du New Jersey depuis 2013, diplômé de Yale et Stanford (où il pratiqua le football américain), cet homme de 55 ans à l’allure athlétique et au verbe haut est une des figures montantes du Parti démocrate. Sur un versant plus anecdotique, il est sorti avec l’actrice Rosario Dawson de 2019 à 2022.

Bien qu’il se soit rétamé lors de la primaire de 2020 — trop « gentil », disait-on, pas assez « marquant » —, Booker a toujours su transformer l’arène politique en scène : on se souvient de son intervention musclée pendant les auditions du juge à la Cour suprême Brett Kavanaugh ou de ses discours flamboyants dans les conventions démocrates.

Il s’est forgé une réputation de politicien pragmatique, centriste et charismatique. Et il attend depuis dans l’antichambre des présidentiables, presque toujours cité dans les listes de candidats potentiels, soignant sa popularité auprès des électeurs, des médias et des donateurs. Désormais, la question sur toutes les lèvres est : que fera-t-il de cet élan (liké en direct, plus de 350 millions de fois sur TikTok) ?

Reviendra-t-il en force dans la course à la présidentielle de 2028, face à Gavin Newsom, Gretchen Whitmer, Raphael Warnock, Pete Buttigieg ou Stephen A. Smith (dont on vous parlait la semaine dernière) ? Il faudra surveiller les sondages lors des prochaines semaines (ou estimer, fort justement, que l’heure est trop grave pour jouer à la course de chevaux).

Sera-t-il, plus tôt encore, appelé à succéder à Chuck Schumer, le chef de la minorité démocrate au Sénat, âgé de 74 ans et contesté depuis son ralliement tactique aux Républicains pour éviter une coupure du gouvernement (un shutdown) il y a quelques semaines ? Interrogé à ce sujet par Fox News, il a offert une réponse typique de politicien :

« Comme l’a dit la grande Ella Baker [militante des droits civiques], nous sommes les leaders que nous attendons ».

Comprenne qui voudra. En attendant, il reste celui qui, pendant 25 heures et 5 minutes, a défendu la démocratie américaine — seul, droit, et sans pause pipi.


Pour l’émission Quotidien, j’ai réussi à interroger Cory Booker, l’homme du record, au lendemain de ses 25 heures de discours (le seul média français à l’avoir interviewé, me semble-t-il). La séquence de TMC est à revoir ici. Et en exclusivité pour nos abonnés payants, l’intégralité de l’échange avec lui ci-après.


Pas de Côté

Délivrez-les des livres

Ses camarades la surnomment « Taches de rousseur Framboise ». Et elle, à 7 ans, elle n’aime pas trop ça. Elle préférerait les voir disparaître, ces fichues éphélides sur son visage. Être comme les autres. Elle finira par accepter sa différence.

Ça, c’est l’intrigue de Freckleface Strawberry (pas d’édition française), un livre pour enfants signé de l’actrice oscarisée Julianne Moore. Un récit semi-autobiographique qu’elle a conçu comme un hymne à la diversité et à l’acceptation de soi et dont elle a tiré une série en huit volumes.

Freckleface Strawberry de Julianne Moore, un livre qui dérange

Cette intrigue en apparence anodine et publiée en 2008 se retrouve pourtant sous les feux de l’actualité. Et c’est Julianne Moore elle-même qui en est à l’initiative. Dans une publication Instagram, elle révèle que les écoles gérées par le Département de la Défense américain ont choisi de retirer ses livres de leurs bibliothèques. Et l’actrice est remontée contre ça :

« C’est un immense choc (…). C’est un livre que j’ai écrit pour mes enfants et tous les autres, afin de leur rappeler que nous avons tous nos problèmes, mais que nous sommes unis par notre humanité et notre sens de la communauté. Je suis d’autant plus surprise que je suis moi-même une ancienne élève de ce système, à Francfort en Allemagne. (…) Je ne peux m’empêcher de me demander ce qu’il y a de si polémique dans ce livre illustré qui entraîne une interdiction de l’État. Je suis profondément attristée, je n’aurais jamais pensé voir ça dans un pays où la liberté d’expression est garantie par la constitution »

Une simple « période d’évaluation »

Relayé auprès de ses 2,6 millions d’abonnés, le message de Julianne Moore a eu le mérite de mettre en lumière la reprise en main par le pouvoir de ce réseau d’écoles, considérées pourtant depuis quelques années comme les meilleures du pays. L’Agence pour l’éducation du Département de la Défense (DoDEA) s’occupe de 163 écoles réparties sur le continent américain, en Europe et en Asie. Elles accueillent 70 000 élèves, de la maternelle à la terminale, des enfants de militaires d’active, près des bases états-uniennes. Cela représente 15 000 employés à travers le monde.

Mais ces écoles ont d’abord eu l’obligation fin janvier de se mettre en conformité avec deux nouveaux décrets signés par Donald Trump : l’un qui vise à éliminer « l’idéologie du genre » et l’autre qui entend mettre fin à « l’endoctrinement racial ». Pour cette raison, l’agence affirme devoir procéder à des vérifications sur de nombreux livres qui ont, pour ce faire, été retirés, « temporairement » nous dit-on, des étagères et des programmes.

« Aucun document n’a été retiré de façon permanente. Mais pendant cette période d’évaluation, leur accès sera limité aux employés »

Léonard de Vinci oui, Martin Luther King non

Sont concernés :

  • le chapitre d’un livre de psychologie pour élèves de Terminale sur le genre et la sexualité

  • la section d’un autre sur la manière dont l’immigration a façonné le pays (niveau CM2)

  • le livre Becoming Nicole (pas d’édition française, le témoignage de parents qui ont accepté leur fille trans)

  • des éléments pédagogiques à destination des 6e pour illustrer le Black History Month (aux États-Unis, chaque année, le mois de février est dédié à l’histoire afro-américaine, un travail de mémoire honni du monde MAGA)

  • Également soustraite la biographie d’Albert Cashier, un homme trans qui a servi pendant la Guerre civile américaine.

Les affiches de soutien à la communauté LGBT+ et les documents pédagogiques sur les questions de genre ont été enlevés des classes. Un élu démocrate du Maryland a même révélé le témoignage d’une famille très inquiète de voir que les photos de Susan B. Anthony (militante féministe du XIXe siècle) et de Martin Luther King avaient été retirées de la salle de classe de son enfant, mais pas celle de Léonard de Vinci. Réponse de l’établissement : « Lui, il appartient vraiment à l’Histoire ».

« L’école apprend à rouler des yeux quand il est question de religion »

Certains sont même allés plus loin. Le responsable européen du DoDEA a fait du zèle et envoyé, en plus, une série de recommandations : pas de pronoms dans les signatures de courriels, interdiction des « pratiques de sensibilisation culturelles », les personnes trans (professeurs ou étudiants) doivent utiliser les toilettes de leur sexe de naissance…

Mais ces nouvelles directives viennent aussi d’un homme : Pete Hegseth, le secrétaire à la Défense. C’est un vétéran qui a combattu en Irak et en Afghanistan. Il est surtout connu pour être chroniqueur sur la chaîne info conservatrice Fox News. Il s’agit d’une des nominations les plus controversées de l’administration Trump (qui compte pourtant un paquet de cas problématiques). Il pense, par exemple, que le rôle des femmes dans l’armée n’est pas sur le terrain ou que « la période de notre histoire militaire la plus stupide est quand on disait ‘notre diversité fait notre force’ ». Il entend d’ailleurs mettre fin à tous les programmes de discrimination positive dans l’armée : la nouvelle administration a déjà interdit aux personnes transgenres de servir sous les drapeaux.

Portrait officiel de Pete Hegseth, 29e secrétaire américain à la Défense, en gros le patron du Pentagone

Mais il a aussi des vues très arrêtées en matière d’éducation. Dans son livre, Battle for the American Mind: Uprooting a Century of Miseducation (Bataille pour l’esprit : pour en finir avec un siècle de ‘déséducation’, pas d’édition française), il estime que le système scolaire états-unien enseigne aux enfants à détester le pays : « L’école leur apprend à rouler des yeux quand il est question de religion et à mépriser notre histoire ». Les enseignants inculqueraient leur idéologie marxiste de façon déguisée, à l’insu des parents. Il s’est personnellement investi dans ces écoles du Pentagone et pousse les instances à s’y débarrasser du « syndrome woke ».

16 000 interdictions de livres depuis 2021

Mais face à tout cela, fait étonnant dans ce monde réputé réactionnaire et peu enclin à défier les ordres, une opposition s’est construite. Depuis début février, des manifestations régulières touchent 25 de ces écoles, en Allemagne, en Corée du Sud, au Japon. Les élèves se mettent en grève et protestent contre ce qu’ils vivent comme une atteinte à leurs libertés et à l’égalité. Ils le font aussi pour leurs professeurs, tenus au devoir de réserve et qui ont dû retirer posters éducatifs et drapeaux arc-en-ciel de leur salle de cours ou de leurs bureaux.

« On se demande ce qu’ils feront après », s’interroge un élève dans le Washington Post. « C’est impossible à prévoir et c’est justement ça qui nous fait peur ». « Nos profs nous disent qu’ils sont fiers de nous, qu’il faut faire entendre notre voix. Et que s’ils le pouvaient, ils nous rejoindraient ».

Manifestation au lycée DoDEA de Ramstein en Allemagne (Instagram Finn Dwyer)

Car cette histoire de livres censurés ne date pas de cette année. Elle a prospéré durant le premier mandat de Donald Trump. Depuis 2021, près de 16 000 interdictions de livres ont été recensées aux États-Unis, d’après le décompte très sérieux de l’ONG PEN America. Un chiffre qui n’avait pas été atteint depuis la chasse aux sorcières du McCarthysme dans les années 1950. Ces censures sont poussées dans la très grande majorité des cas par des groupes ultraconservateurs et touchent désormais quasiment les 50 états américains. Ils ciblent prioritairement les ouvrages qui évoquent les questions raciales, le racisme, l’histoire de l’esclavage ou la ségrégation ; ceux qui parlent de thèmes LGBT+, de violences sexuelles ou de sexe tout court. En 2023-2024, 45% de ces interdictions sont survenues en Floride, 36% dans l’Iowa. En tête des livres proscrits ?

  • Nineteen Minutes de Jodi Picoult (pas d’édition française) qui raconte les événements conduisant à une tuerie de masse dans une lycée

  • Qui es-tu Alaska ? (Looking for Alaska) de John Green, un roman sur l’adolescence, ses premières fois et ses expériences

  • La Servante Écarlate (The Handmaid’s Tale), la célèbre dystopie de Margaret Atwood dans laquelle les femmes sont réduites à l’esclavage et la reproduction

  • Les Cerfs-volants de Kaboul (The Kite Runner) de Khaled Hosseini, une histoire d’amitié et de trahison entre l’exil américain et le retour en Afghanistan

J’ai eu l’occasion de faire plusieurs reportages sur le sujet. Les parents qui œuvrent pour l’interdiction des livres n’ont généralement que deux ou trois exemples à fournir, des romans graphiques assez évocateurs certes mais rarement dans les mains d’élèves en dehors du lycée. Et puis, ils doivent voir sur leur téléphone portable bien pire que quelques dessins un peu chauds…

À l’inverse, j’ai mené une interview poignante avec une bibliothécaire, harcelée, menacée par des parents ; elle a fait une dépression de 6 mois avant de décider de revenir et de se battre. Elle était inquiète pour elle, mais surtout inquiète pour tous ces enfants à qui elle prêtait ces livres, parfois en cachette, pour que leurs camarades ne s’en aperçoivent pas, notamment les élèves qui se cherchent une identité sexuelle, de genre ou une identité tout court : « Quand ils s’en prennent à ces livres, ils s’en prennent à leurs lecteurs. Je ne les laisserai pas faire ». C’est sans doute aussi ce que doit se dire Taches de Rousseur Framboise.


Côté Court

Au Texas, un projet de loi vise à interdire l’exposition d’œuvres jugées “obscènes” dans les musées.

En janvier, plusieurs photographies de la célèbre artiste Sally Mann — représentant ses enfants nus dans les années 1990 — ont été saisies par la police au Modern Art Museum of Fort Worth, après des accusations de pédopornographie. L’enquête a été abandonnée fin mars, faute d’éléments. Mais l’élu républicain David Lowe a déposé dans la foulée une proposition de loi qui créerait des sanctions civiles contre les musées exposant des œuvres jugées « obscènes ou nocives ».

La définition s’appuie sur le Code pénal texan et englobe toute image représentant des mineurs nus ou dans des situations sexuelles — même à visée artistique. Le texte prévoit jusqu’à 500 000 dollars d’amende par œuvre et par jour. « Ce sont de vraies photos de mineurs nus, pas de simples représentations artistiques », a justifié Lowe, cité par The Fort Worth Report.

L’Association américaine des libertés civiles (ACLU) dénonce un texte qui cherche à intimider les artistes et les commissaires. La National Coalition Against Censorship, elle, rappelle : « aucune loi d’État ne peut interdire une expression protégée par le Premier Amendement ».

Le climat de censure s’étend : en octobre 2024, le Amon Carter Museum a fermé sans explication une exposition intitulée Cowboy, avant de la rouvrir avec un avertissement pour “contenu sensible”. Certaines œuvres montraient des hommes s’embrassant ou dansant.

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Côté Art

À voir (ou revoir) cette semaine, deux variations très américaines sur le thème du filibuster — une fiction cinématographique et une série culte, qui chacune à leur manière, capturent ce moment étrange où la parole devient acte, et où l’obstruction devient vertu.

Mr. Smith au Sénat (Mr. Smith Goes to Washington, 1939)

C’est probablement le filibuster le plus célèbre de toute la culture populaire américaine. Un jeune sénateur idéaliste, joué par un James Stewart incandescent, découvre les arcanes corrompus du pouvoir à Washington. Accusé à tort, trahi par ses mentors, il n’a d’autre choix que de se lever, seul, pour défendre son honneur et la vérité. Et il parle. Il parle pendant des heures, face à une assemblée figée, pour faire émerger une étincelle de justice.

Tourné à la veille de la Seconde Guerre mondiale, le film de Frank Capra est à la fois un éloge de la démocratie et un avertissement sur sa fragilité. Naïf ? Peut-être. Mais c’est précisément cette naïveté — cet idéalisme fondateur — que Capra filme avec tant de sérieux qu’il en devient bouleversant.

The West Wing, saison 2, épisode 17 : The Stackhouse Filibuster

Autre époque, autre ton. Dans cet épisode brillant de The West Wing (diffusé en mars 2001, soit deux ans avant la mort de Strom Thurmond), un vieux sénateur démocrate, Howard Stackhouse, bloque, seul, une loi pourtant consensuelle pour lui ajouter un volet sur le diagnostic précoce des enfants autistes.

L’épisode est une leçon d’écriture, montrant comment un geste considéré comme archaïque ou inutile peut, une fois contextualisé, révéler une force morale inattendue.


Côte Ouest

Let’s Get in Good Trouble

« Enfin, il était temps ! » C’est, en substance, ce que m’ont soufflé la plupart des gens croisés à la manifestation Hands Off (« Bas les pattes »), y compris quelques Français. Organisé par le collectif Indivisible — déjà à la pointe de la résistance sous le premier mandat Trump — et soutenu par près de 200 associations et syndicats américains, ce rassemblement grassroots (venant d’en bas, pas du Parti démocrate, encore sonné) a mobilisé plus d’un demi-million d’Américains dans 1 200 villes à travers le pays. Inquiets. En colère. Mobilisés — enfin !

Les mots d’ordre étaient aussi nombreux que les décrets présidentiels pris depuis deux mois et demi, réunissant tout le spectre de la société civile contre le fascisme protéiforme qui a pris ses quartiers à la Maison Blanche. Un slogan est beaucoup revenu : « Let’s get in good trouble ! » — la célèbre phrase de John Lewis, justement remise au goût du jour par Cory Booker lors de son filibuster.

À Los Angeles, nous étions entre 7 000 et 10 000 à battre le pavé sous une chaleur estivale. Cela peut paraître modeste dans une métropole de 10 millions d’habitants, mais croyez-moi : pour une ville pensée pour la voiture, et un pays peu porté sur la protestation de rue, ce n’est pas rien. J’en ai fait quelques unes des manifs ici : celle-ci comptait.

Le rassemblement était beau, coloré, joyeux, créatif. Il faut cependant l’admettre : on y a vu plus de têtes grisonnantes que de kids. « Mon fils trouve ça un peu “extrême” de manifester », me confie, mi-désolée mi-amusée, une femme qui fait du catering sur les tournages de films. Elle est lasse de l’apathie ambiante. « Soit les gens ont peur des représailles, soit ils ont tellement intégré le “marche ou crève” qu’ils s’en foutent. » Et pourtant, elle aussi était « agréablement surprise » par la foule ce jour-là. Elle qui ne rate jamais une manif à L.A., elle est reparti avec un sourire : « J’espère que ce n’est qu’un début. »


Et n’oubliez pas ! Retrouvez la version audio de cet épisode 7 dans quelques heures pour nos abonnés payants !

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